“Drunk“
 - Un film de Thomas Vinterberg

Alcool

A en croire les premières et dernières images de ce film, les lycéens danois ont la picole facile, en société du moins, c’est-à-dire quand l’occasion de se retrouver se présente, soit pour lancer l’année scolaire, soit pour la conclure, l’examen final en poche. L’alcool est alors festif, et l’usage semble ici célébrer une jeunesse pleine de vie. C’est ainsi que débute le film : un jeu d’alcool entre jeunes sur les bords d’un lac dont il s’agit de faire le tour en binôme, un casier à bière dans les bras, en faisant escale régulièrement pour boire une bière. Vomir en binôme, en cours de route, est toujours plus avantageux que vomir seul. La récompense finale, pour les premiers arrivés, sera bien entendu une nième bière…. Le contraste entre cette première séquence très agitée, mais vivante, et celles qui suivront, dans la toute première partie du film, sera saisissant… Les adultes sauront aussi alors jouer à boire, mais pas sûr que l’expérience en vaille la chandelle, à moins qu’il ne s’agisse, pour eux aussi, d’un rite de passage…

Martin, Tommy, Nikolaj et Peter, travaillent dans le même lycée et sont respectivement professeur d’histoire, de sport, de psychologie et de musique. Ils ont entre quarante et cinquante ans visiblement et semblent au creux de cette vague où l’on voit surgir la deuxième partie de sa vie, et où la motivation au travail est au plus bas, du moins aussi bas que celle des élèves de terminale (sauf pour Tommy qui s’occupe visiblement de primaires) qu’ils ont en face d’eux et qui le leur rendent bien. Ces élèves laissent apparaître clairement l’ennuie qu’ils éprouvent dans leur cour respectif, ennui à la hauteur de celui que renvoient les professeurs. Nos quatre grands gaillards semblent à bout de forces et d’imagination pour faire avancer leur vie et leurs apprentissages. Pour rajouter une couche à la déprime ambiante, ce qu’ils vivent chez eux, dans la sphère privée, en marge du lycée, n’est pas plus réjouissant. Martin et sa femme ne se parlent plus beaucoup et s’éloignent inexorablement l’un de l’autre. Nikolaj a du mal à assumer son rôle de père de trois enfants. Tommy et Peter sont, eux, célibataires, et semblent bien seuls… On en est là ! Le décor est planté et la morosité est au rendez-vous…

Toute opportunité de changement est donc la bienvenue… A l’occasion d’un dîner entre hommes dans un restaurant gastronomique pour fêter les quarante ans de Nicolaj, le professeur de psychologie fait l’éloge de la déraison, et référence à la théorie d’un philosophe et psychiatre norvégien, Finn Skarderud, qui déclare que l’homme est né avec un déséquilibre, un manque qui ne peut être comblé qu’en maintenant un taux d’alcool de 0,5 pour mille, ce qui ne veut pas dire grand-chose à vrai dire. S’agit-il de gramme par litre de sang (comme le mesure une prise de sang), de milligrammes par litre d’air expiré (comme est censé le mesurer l’éthylotest électronique dans lequel les personnages soufflent dans le film) ? Toujours est-il que d’après Nicolaj cela correspondrait à l’équivalent d’un ou deux verres pour l’homme. Mais de quoi ? De vin, de bière, de whisky ? Toujours est-il que, d’après ce psychiatre norvégien, réussir à maintenir ce taux d’alcool dans le sang permettrait de rétablir l’homéostasie mentale et donc gagner en confiance en soi et en clairvoyance… Il n’en faut pas plus à nos quatre professeurs pour se lancer dans cette expérience éthylique en prenant acte des améliorations constatées qui établiraient alors la preuve que Finn Skarderud disait vrai… Bien entendu, même s’il est bien naïf d’imaginer que tout va se passer au mieux sur la durée, les quatre hommes y croient, se prennent au jeu, visiblement en déficit de connaissance sur les risques encourus, ou alors n’y attachant au final peu d’importance… Il s’agit surtout pour eux visiblement de bousculer leur routine de vie, et s’encanailler en tentant des expériences dont ils savent bien qu’elles ne leur permettront au fond que de pousser un peu plus leur limite, ou simplement se sentir mieux, ce qui n’est déjà pas si mal… Que l’on soit bien d’accord, le jeu ne consiste pas simplement à boire un ou deux verres par jour, mais d’en boire suffisamment régulièrement dans la journée pour maintenir ce taux de 0,5. Ethylotest miniature et fiole de vodka ou autre alcool en poche, Martin, le professeur d’histoire (personnage dont on suit de plus près le parcours de vie), et ses camarades expérimentateurs en herbe, s’en vont donc tous les jours au lycée, le cartable garni de cette boisson enivrante…

Trois étapes jalonneront alors le parcours imbibé de Martin, Tommy, Peter et Nicolaj… La première consiste donc à maintenir ce taux d’équilibre pour observer les améliorations dans la vie de tous les jours, aussi bien dans la sphère professionnelle que personnelle. Cela semble fonctionner. Les cours sont plus vivants, la confiance revient, la créativité aussi. Les rapports interpersonnels sont plus vivants et s’améliorent. On donne le change assez facilement. L’entourage n’y voit que du feu, ou presque. Aucune déconvenue ne semble au rendez-vous, dans l’immédiat… La deuxième étape consiste, elle, à individualiser le dosage car, après tout, comme l’affirme Martin, chacun ne réagit pas de la même manière à l’alcool. Cette deuxième étape est alors surtout un prétexte à boire un peu plus pour tenter d’accumuler les bons points et récompenses… La troisième, et ultime étape, consiste, elle, à dépasser le point de rupture et s’aventurer dans le monde du no-limit pour s’y perdre sûrement. Les failles de chacun ressurgissent alors pour de bon… Le parcours éthylique ne sera pas de tout repos, avec des moments dantesques que nos personnages vivront avec plus ou moins de recul. A croire que même les aspects sombres de l’alcool les surprennent…

Et s’il n’était question ici finalement pour ces quatre hommes que d’assouvir un besoin de reconnaissance exacerbé. On s’évertue à gagner en confiance en soi et en démonstration de créativité pour recentrer sur soi la lumière et déguiser ses failles… L’ivresse ne semble être ici présentée sous un jour favorable que pour contrer la morosité ambiante de rapports humains distendus. Il ne s’agit sûrement pas d’une ode irresponsable à l’usage immodéré d’alcool tant les aspects délétères sont présentés sans fard, mais bien plutôt d’un hymne à la joie qui se termine par une danse enlevée et bondissante mémorable, performance physique accomplie cannette de bière en main… 

Thibault de Vivies
(Cet article paraîtra dans le numéro 17 de la revue DOPAMINE – www.revuedopamine.fr)

Consulter en ligne