Ces moments où l’alcool changea la face du monde

Alcool

L’on sait bien que la consommation d’alcool a pu faire bouger les lignes en de nombreuses occasions et circonstances, dans la sphère publique ou privée. Mais il est moins évident d’imaginer que l’ivresse ait eu ses jours de gloire dans l’histoire des hommes et qu’elle l’a même fait basculer dans un sens ou dans l’autre… Revisiter certains événements historiques sous le prisme des usages immodérés d’alcool, c’est ce que nous propose cet ouvrage, sous-titré « ces moments où l’alcool changea la face du monde », ouvrage qui remonte bien loin dans le temps pour nous abreuver de moments où l’éthanol a su bousculer suffisamment le cerveau des protagonistes pour que les décisions prises en circonstances soient impactées. Comme l’écrivait Charles Bukowki dans cet extrait de son roman Women présenté en tout début d’ouvrage : « S’il se passe un truc moche, on boit pour essayer d’oublier. S’il se passe un truc chouette, on boit pour le fêter. Et s’il ne se passe rien, on boit pour qu’il se passe quelque chose. » Ce qui s’applique à des événements anodins, peut s’appliquer à des événements d’envergure… Mettons alors en avant quelques moments cruciaux, des premiers temps de vie de l’homme sur terre il y a dix millions d’années, à l’assaut des troupes russes sur Grozny décidé en 1995 en plein réveillon du nouvel an à la vodka… 

L’homme serait prédisposé à assimiler, ou plutôt métaboliser, l’éthanol depuis la préhistoire, et ce grâce à une mutation génétique que l’on peut ou non louer, mais qui lui permettra d’en ingérer suffisamment pour atteindre l’ivresse sans forcément se rendre malade. Cette théorie du scientifique américain, développée en 2004 et confirmée en 2014, lance « L’Homo picolus », comme l’appelle l’auteur, capable de distinguer un fruit fermenté et prêt à en accepter les effets et à en profiter dans les grandes largeurs. C’est alors le début des réjouissances, mais aussi des ennuis…

Quand les pharaons ont eu besoin de main-d’œuvre pour construire leurs pyramides entre 2600 et 1300 av. J.C., il a bien fallu rémunérer les travailleurs, leur donner du cœur à l’ouvrage, et être sûr alors que le travail se fasse. La plupart des ouvriers du chantier n’étaient pas des esclaves, mais des paysans en mal de terre à cultiver. Leur salaire se chiffrait en litres de bière, ce pain liquide dont l’absorption nourrissait autant qu’il désaltérait et servait de monnaie d’échange. On ne parle pas forcément ici d’ivresse, mais d’un mal ou d’un bien nécessaire à faire passer la dureté de la tâche. Le vin aura droit aussi de cité dans l’Égypte antique jusqu’à ce que l’islamisation entraîne un déclin de la consommation d’alcool… S’il est difficile d’affirmer que l’alcool a changé définitivement le paysage désertique égyptien en permettant la construction de tombeaux gigantesques qui attirent toujours autant de touristes trois à quatre millénaires plus tard, une chose est sûre, il causa la perte, quelques siècles plus tard, d’Alexandre le Grand dont les ivresses anesthésiantes et continues précipitèrent une fin de vie faite d’excès à répétition. Il meurt à trente-deux ans, considéré alors comme bien moins Grand qu’au moment de la prise de Babylone en 331 av. J.C…

Basculons désormais au-delà de la naissance du Christ. Première escale en 1120 quand le navire la Blanche-Nef s’échoue sur des récifs au large de Barfleur (Cotentin) avec à son bord près de trois cents passagers tous noyés. Parmi eux, le fils d’Henri 1er, laissant ainsi le roi d’Angleterre sans héritier mâle, contraint de choisir sa fille comme héritière, cette dernière sera par la suite trahie par les barons d’Henri à la mort de ce dernier, précipitant ainsi l’Angleterre dans une guerre civile sanglante de plus de vingt ans, guerre dont l’impact se fit sentir, dans les décennies qui suivirent, aussi bien en Angleterre que dans le royaume de France… Nouvelle escale, en mars 1373 quand la guerre de Cent Ans bascule du côté français suite au piège tendu aux soldats britanniques par Bertrand du Guesclin qui les abreuvera d’un très bon Saumur, les rendant alors apathiques sur le champ de bataille… En janvier 1393, c’est le roi Charles VI qui sera victime de la maladresse de son frère Louis, Duc d’Orléans, maladresse exacerbée par son ivresse. Lors de festivités organisées par son épouse, Charles, déguisé en “sauvage“, sera malencontreusement incendié. Sauvé in extremis, cet événement le précipitera dans la folie, l’empêchant alors de gouverner. Il était lui-même particulièrement porté sur la boisson et victime régulièrement de crises de delirium tremens. Son frère Louis sera assassiné par la suite. La France sera alors en proie à des batailles d’ego et à une guerre civile de plusieurs décennies… Nouvelle escale : c’est dans la nuit alcoolisée du 16 au 17 décembre 1773 que se joua une bonne part du déclenchement de la guerre d’indépendance des colons américains, colons subissant depuis quelques années déjà les taxations successives de la part de la maison mère britannique sur le rhum et le vin produit localement. Cette fameuse nuit de décembre, une soixantaine de colons, déguisés et imbibés, prirent d’assaut trois navires britanniques de la Compagnie des Indes Orientales chargés de thé. Ce fut la goutte d’eau, ou plutôt d’alcool, qui fit déborder le vase du gouvernement anglais enclin à un prompt rétablissement de l’ordre qui se retourna contre lui dans les années qui suivirent. Mais l’Amérique, ingrate, saura bien, après avoir célébré le rhum, le vin et le whisky, se retourner contre l’alcool au temps de la prohibition… Les taxations sur des produits comme le vin à l’entrée de la cité parisienne, pour éviter tout débordement et remplir bien entendu les caisses de l’état, ne seront pas non plus sans impact sur le désir de révolution en France en 1789… La naissance du marxisme serait, elle, le fruit de dix jours de beuverie entre Marx et Engels fin août 1844, liant ainsi les deux hommes qui resteront complices de leur affinité respective pour la boisson tout au long de leur parcours, et ce malgré leur condamnation de l’ivresse comme conséquence du joug capitaliste… 

Des présidents américains, Abraham Lincoln et JFK seront assassinés pendant que leurs gardes du corps picoleront au saloon d’à côté ou tenteront de faire face à leur gueule de bois… Dans la guerre russo-japonaise, à cheval sur les années 1904 et 1905, l’épisode du siège de Port-Arthur, en Mantchourie sur la côte pacifique, est l’illustration de ce qu’un trop-plein d’alcool peut causer à une armée assiégée. La vodka, seule denrée pouvant être acheminée dans la ville, avec la complicité de l’assaillant, aura raison des soldats russes déjà épuisés… Si l’alcool a permis la capitulation des Russes, il a maintenu le moral des troupes françaises dans les tranchées de la guerre de 14, a limité les intoxications par l’eau souillée, et donné la force nécessaire aux combattants pour affronter les horreurs des combats. Le vin n’était pas aussi concentré en alcool que de nos jours et constituait un compagnon de route essentiel. Son ravitaillement était attendu comme le messie… Si les soldats de la Grande Guerre étaient capables de boire des litres de pinard sans que ça les anesthésie totalement, ce n’était pas le cas du Président américain Richard Nixon qui, grâce à sa forte sensibilité à l’alcool, et à sa propension au sommeil profond après quelques verres seulement, évita aux Etats-Unis d’engager de nouvelles frappes nucléaires, et ce à des moments cruciaux où il fallait temporiser et laisser cuver le président, plutôt que de prendre des décisions hâtives…  

Si l’alcool a su trouver sa place, comme nous venons de le voir, aux premières loges de l’histoire de l’humanité, il serait bien présomptueux de penser qu’il est seul responsable de certains événements bienheureux ou dramatiques de notre civilisation. Les hommes ont bu pour se donner du courage, pour tenir le choc, pour célébrer, pour bousculer leur vision du monde, mais rien ne dit qu’ils ne l’auraient pas fait sans cette boisson, bienfaisante ou malfaisante suivant le camp auquel on a appartenu dans les moments cruciaux…

Thibault de Vivies (Cet article sera publié dans le numéro 17 de la revue DOPAMINE – www.revuedopamine.fr)

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