Culture : “Mon père, cet enfer“, 
un récit dessiné de Travis Dandro

Si l’on devait s’arrêter au titre, à la quatrième de couverture (extrait de la bd) ou à la présentation qu’en fait l’éditeur, on aurait un peu trop vite fait d’associer l’enfer à l’héroïne ou d’autres opiacés puisqu’ils hantent l’ensemble du récit, les événements vécus par les uns et les autres et les rapports entre les protagonistes. Un père usager est-il nécessairement un enfer ? Bien heureusement, le récit ne reste pas en surface et va gratter du côté du parcours de vie des personnages, notamment celui d’un petit garçon et d’un père dit biologique, mais qui a été bien plus que ça…

Nous sommes à Auburn dans le Massachusetts en 1980. Travis a six ans quand il apprend que l’homme avec qui il passe régulièrement des week-ends heureux est en fait son père biologique. David vit seul séparé de sa femme, la mère de Travis, depuis la naissance de son fils. Il travaille dans une entreprise de bois, mais semble vivoter sans reprendre goût à la vie depuis le suicide par arme à feu de son jeune frère quelques mois avant la naissance de Travis. Ce suicide le hante, il ne s’en est jamais remis, en partie à cause de la culpabilité qu’il ressent. Les seuls moments de répit de David sont ceux qu’il passe avec son fils… La mère de Travis s’est remise en ménage avec un autre homme avec qui elle a eu un deuxième enfant. Le petit garçon de six ans accepte plutôt bien cette nouvelle donne et poursuit sa vie de gamin avec deux pères dans son entourage. L’enfance de Travis ressemble encore à ce moment-là à un long fleuve tranquille sans que “l’enfer“ ne s’invite dans la partie, à grand renfort de stigmatisation de l’usage d’opiacés. Difficile de lui échapper  quand des enfants sont malgré eux impliqués, non pas dans les usages et les comportements qui y sont associés, mais tout simplement dans le regard des uns et des autres et la modification des rapports qu’ils engendrent…

Toujours est-il donc que les choses vont se compliquer pour Travis, sa mère, mais aussi David, ou “papa Dave“, quand le petit garçon rapporte un jour, de retour d’une balade avec son père, qu’il l’a malencontreusement vu dans le garde-manger s’enfoncer une aiguille dans le bras… Le choc pour la mère est d’une intensité inversement proportionnelle à celle du petit garçon qui ne réalise pas vraiment l’acte de son père et ce qu’il implique. Travis est, quoi qu’il en soit, séparé définitivement de son père qui n’aura alors plus le droit d’approcher son fils. La frustration est si grande que l’agressivité de David refait surface. Il sera arrêté par la police, sous les yeux de son fils, pour avoir voulu s’introduire de force dans le domicile de son ex-femme… Les rêves du petit garçon se transforment en cauchemars, et la famille doit déménager chez un oncle grand buveur mais très accueillant… Papa Dave fera alors tout pour retrouver son fils et rester en contact avec lui. Malheureusement, les actes délictuels qu’il commet pour se procurer de l’argent le renverront en prison pour plusieurs années… Pour Travis, nouveau déménagement, chez une tante cette fois-ci…  

Huit à dix ans plus tard, Travis devra faire avec le retour de Dave dans les parages et surtout auprès de sa mère. L’homme a changé, affirme-t-elle. Elle demande que Travis lui laisse une chance comme elle l’a fait elle, en reprenant à zéro une relation sentimentale après son divorce avec son deuxième compagnon… Mais quand un tout jeune enfant a été élevé dans l’idée que son nouveau papa était dangereux en raison de ses usages de drogues, difficile d’accepter un tel revirement de situation, surtout quand on est désormais adolescent… La suite ne sera alors que menaces, compromis, pénitence, séparation, et retrouvailles avec en arrière-plan un produit addictif qui refait surface à l’occasion pour combler les vides émotionnels qui parsèment le nouveau parcours de vie d’un homme sorti de prison, mais toujours en conditionnelle…

Il faudra du temps à Travis Dandro, l’auteur de ce récit autobiographique dessiné, pour digérer dans un travail d’illustration très personnel les méandres de ses souvenirs, sentiments, impressions et événements, probablement pour certains en partie diffus. Le parcours de vie de son père biologique et les raisons qui l’ont amené à consommer de façon addictive de l’héroïne, entre autres, sont dilués dans ce témoignage. On comprend qu’une prescription médicale d’anxiolytiques ou d’opioïdes pour soulager la douleur psychologique de la perte traumatisante d’un frère cadet a débouché sur un usage compulsif et le besoin alors de se tourner vers le marché noir et l’achat de stupéfiants de substitution comme l’héroïne… La crise des opioïdes à laquelle doivent faire face les Etats-Unis depuis de nombreuses années désormais, repose sur le même processus…

Thibault de Vivies
(Cet article paraîtra dans le numéro 17 de la revue DOPAMINE.)

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