“Idiot Wind“ - 
Quand l’addiction envahit le quotidien d’un éditeur

Un roman de Peter Kaldheim
 - Editions Delcourt

Autres drogues

Entre récit de vie, autofiction et roman, il est parfois difficile de se prononcer, surtout quand le narrateur finit par nous annoncer que ce que nous tenons entre les mains est le premier roman dont il a réussi à venir à bout. Mais qu’importe après tout, entre réalité et fiction, il y a toujours de la place pour la sincérité… Peter Kaldheim nous livre ici le récit d’un parcours long de huit mille kilomètres, de la côte Est à la côte Ouest des Etats-Unis. Des milliers de kilomètres qui sont presque autant d’occasions de faire le deuil d’une existence passée et de s’ouvrir de nouveaux horizons loin des “galères“ d’une vie new-yorkaise à laisser derrière soi pour littéralement sauver sa peau… 

Tout avait plutôt bien commencé, dirons-nous, c’est-à-dire avec des perspectives d’avenir loin d’être décourageantes. Le narrateur – nous continuerons à le distinguer un temps de l’auteur – est éditeur quand l’alcool commence à prendre une part non négligeable dans son quotidien au point de trouver régulièrement de bonnes raisons de s’isoler ou s’échapper pour boire, chaque jour un peu plus. L’environnement, l’entourage, les soubresauts de sa vie personnelle et professionnelle sont autant de bonnes ou mauvaises raisons de se réfugier dans un usage compulsif, d’alcool mais aussi d’amphétamines et surtout de cocaïne. Du simple usage, notre narrateur bascule dans l’usage-revente. Son fournisseur, dit Bobby La batte pour faire comprendre à ceux qui sortent des clous qu’il saura leur faire goûter du bâton, a l’habitude de lui faire une avance de sept grammes d’une poudre blanche particulièrement pure, que “Chapeau“, comme l’appelle Bobby, coupe en conservant une partie pour sa consommation personnelle et en revendant le reste pour rembourser sa dette… Tout marche comme sur des roulettes, et va pour le mieux dans le meilleur des mondes des rapports entre fournisseur et usager-revendeur, jusqu’au jour où notre héros demande à Bobby La batte une avance de quatorze grammes, le double donc des sept habituels, mais finalement le double de trop… Une pénurie personnelle de produit de coupe et un concours de circonstances font que notre usager revendeur ne peut distribuer à ses premiers clients que le produit brut, et que son usage et ses dépenses festives vident ses poches de la manne initiale et des dollars nécessaires au remboursement d’un fournisseur intransigeant…

Notre protagoniste ayant, comme il le dit, une propension à l’acrasie, c’est-à-dire « cette faiblesse de caractère qui vous pousse à agir contre votre intérêt. Si le grec n’est pas votre truc, appelons ça l’Idiot Wind, le vent idiot, comme Bob Dylan (titre d’une de ses chansons) », il se retrouve bien dépourvu le jour où il doit rembourser Bobby, un fournisseur qui accepte de faire crédit mais pas qu’on l’oublie après coup. Pas question donc pour “Chapeau“ de se représenter à lui les poches vides. Une seule solution pour sauver sa peau, fuir New York, partir sur les routes en plein hiver, un hiver de l’année 1987 qui accueille une énorme tempête et invite plutôt au confinement qu’au départ précipité… Avec cinquante dollars en poche, l’homme d’une petite quarantaine d’années prend le premier bus en partance pour ailleurs, direction l’ouest américain. L’objectif à atteindre est San Francisco où l’attend un travail qu’un ami à lui est prêt à lui fournir, même si cela reste hypothétique… Mais bien entendu, la route est longue et ne se fera pas d’une traite. La fuite se transforme en long périple. Ce ne sont pas vraiment des obstacles qui parsèmeront ce parcours, mais plutôt des rencontres qui le porteront à avancer en chassant les fantômes du passé. Sa route croisera celles d’autres personnalités fortes, comme lui, en errance intérieure parfois, ou en marge d’une société où il faut se battre pour trouver sa place, ou simplement raccrocher les wagons d’une locomotive qui n’en fait parfois qu’à sa tête. Les États américains, d’Est en Ouest, défilent à la vitesse des années Reagan, c’est-à-dire en n’avançant pas toujours comme on voudrait. L’essentiel est pour notre héros de se reconstruire pas à pas dans les refuges automobiles successifs de ceux qui sont prêts à s’arrêter pour le faire monter à bord, et refaire le monde le temps de quelques dizaines ou centaines de kilomètres…

Comme s’il avait fallu qu’il soit contraint de fuir un environnement et un entourage à risque pour abandonner ses usages de psychotropes, Peter sortira du processus addictif dans lequel il s’était enfermé. Loin d’être totalement abstinent, puisqu’il aura l’occasion de partager des moments d’usages de cannabis, amphétamine et cocaïne avec ses compagnons de route, Peter reprendra le contrôle de ses consommations et réussira, sans l’avoir réellement cherché, à se détacher des produits; le manque ne s’étant apparemment pas invité dans l’aventure, à la grande surprise du premier intéressé… Ici, l’errance n’est plus un facteur à risque d’usage compulsif, mais l’occasion d’une reconstruction progressive au fil des rencontres successives. Au bout du chemin, la côte californienne, une forme d’apaisement et surtout la satisfaction d’avoir réussi à aller au bout du récit et le voir jaillir en lettres noires sur fond blanc… 

Thibault de Vivies

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