Reconnue comme une maladie par l'Organisation Mondiale de la Santé depuis 2011, la bigorexie résume la dépendance à l'activité physique. Elle touche plus particulièrement les pratiquants des sports d'endurance dont le running. Vous sentez-vous visé ?
Végétarien, le jeune Lyonnais ne boit pas d’alcool. Il se pèse trois à quatre fois par semaine. Avec toujours la même appréhension : « Si je descends, c’est trop bas ; mais si je monte, j’angoisse. » Ses parents et sa petite amie multiplient les mises en garde. « Mon père est sportif et ma copine, perchiste. Ils comprennent. Enfin, ils essaient. Ma mère est agacée. » Inquiète ? Silence.
Esteban convient que sa pratique sportive et l’obsession liée à son poids n’encouragent pas une vie sociale équilibrée. « Mon cercle d’amis s’est réduit. Ma pratique sportive m’isole et je me suis renfermé. Suis-je inquiet ? Pas plus que ça ! Le sport est plus important. » L’évocation d’une possible blessure le désarçonne. « Je sais que je prends le risque de me bousiller. Bien sûr que ça m’angoisse. » Quels mots mettre sur cette angoisse ? « Reprendre du poids. Et ne plus me sentir bien dans mon corps. »
La question chiffonne parfois. Agace souvent. Êtes-vous bigorexique ? Le reconnaître, c’est admettre une dépendance. Courir est bon pour la santé. Mais trop courir est devenu une maladie. Comment distinguer l’activité saine de la drogue dure, où placer le curseur ? À cette question, les pratiquants assidus préfèrent dans leur immense majorité ne pas répondre. Regarder ailleurs. Tout juste s’ils peuvent admettre que le sport a modifié leur trajectoire de vie.
Comme André, qui était propriétaire d’une brasserie dans le très chic 7è arrondissement de Paris avant de mettre son affaire en gérance. « Je voulais passer sous les 3 heures au marathon. C’était devenu une obsession », se souvient-il. Après plusieurs échecs, il atteint son but et rejoint ce qu’il appelle « l’aristocratie du 42,195 km ». Jamais il n’a remis les pieds dans son restaurant. Comme Catherine, qui a inlassablement crapahuté sur les parcours des ultra-trails alpins jusqu’à ce que son corps ne finisse par dire stop. Catherine a quitté l’Île-de-France, gère désormais un gîte à Annecy, admet, du bout des lèvres, s’être fixé comme objectif de réaliser 10 000 mètres de dénivelé positif chaque mois.
« J’ai vécu ma blessure au genou de manière très apaisée et violente à la fois. Mais je ne regrette aucun marathon hormis ceux que je n’ai pas courus » Joseph, 52 ans, 60 marathons en quinze ans. « J’ai commencé à courir pour éviter de prendre du poids lorsque j’ai écrasé ma dernière cigarette. Avant ça, j’étais du genre Churchill : no sport, admet de son côté Joseph, professeur de piano. J’ai vite été appelé par le marathon. Quinze ans de ma vie lui ont été dédiés. Courir a tout changé : mon alimentation, mon rapport aux autres, ma libido. »
Au total, le Parisien de 52 ans a bouclé près de 60 fois la distance des 42,195 km. Une douleur au genou l’a rattrapé dans les derniers kilomètres de son douzième Marathon de Paris. Verdict : ulcération sévère du cartilage. « J’ai vécu ça de manière très apaisée et violente à la fois. C’est la natation, beaucoup plus que les séances chez le psy, qui m’a sorti d’un profond état dépressif. » Regrette-t-il l’enchaînement des compétitions ? « Jamais. Je ne regrette aucun marathon hormis ceux que je n’ai pas courus… »
Bienvenue dans l’univers des camés du sport, ces femmes et ces hommes accros à leur dose quotidienne, voire bi quotidienne, d’activité physique. Ils n’ont pas d’âge ou plutôt les ont tous. Ils sont marathoniens ou ultra-trailers, parfois les deux. Élise Anckaert, psychologue clinicienne du sport et intervenante à l’INSEP, propose cette image pour résumer l’addiction au running : « C’est comme chercher à remplir un verre d’eau dont le fond est cassé. »
D’où vient la nécessité de courir, ce besoin impérieux de répéter à l’infini le même geste ? « Le circuit d’addiction, assure la psychologue, est un circuit fermé, il faut créer du manque. Dans toute addiction, il y a une notion de dette. L’origine étymologique du mot latin signifie d’ailleurs contrainte par corps : ainsi dette et addiction sont indissociables. »
La sécrétion d’endorphines, de dopamine et de sérotonine durant un effort prolongé est souvent mise en avant pour justifier, la litanie des séances d’entraînement. C’est elle qui active les circuits de la récompense et du bien-être, selon les psychiatres. Quitte à se faire mal. « Au Moyen Âge, on mettait son corps en gage pour rembourser une dette. Dans le cas de la bigorexie, la contrainte par corps implique que le corps doit payer », insiste la psychologue.
D’autres facteurs entrent en jeu. « La quête de reconnaissance et d’une perfection qui s’exprime par le sport, avance Élise Anckaert. Grâce au sport, et c’est un autre point commun avec les stupéfiants, on se sent vraiment vivant, on développe un sentiment de toute-puissance. »
Cette addiction a son pendant : par quoi remplacer le running si l’on ne peut plus courir ? La bigorexie se nourrit souvent d’un sentiment de culpabilité. « Si je ne vais pas à l’entraînement, je me sens mal », pointe Élise Anckaert. Et cela n’est pas sans conséquence sur la vie familiale et professionnelle. « Le risque de marginalisation est d’autant plus important que le coureur ne trouve pas ou plus l’équivalent du plaisir pris à courir dans le lien social et la relation aux autres. » Cela s’exprime plus particulièrement durant les compétitions. « Marathons et ultra-trails favorisent le cheminement vers un état second. L’état de conscience est modifié. Ce n’est pas quelque chose que l’on peut atteindre dans son quotidien. »
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