Jean-Marc Alexandre, Université de Bordeaux; Marc Auriacombe, Université de Bordeaux et Mathieu Boudard, Université de Bordeaux Smartphones, tablettes, ordinateurs, téléviseurs, consoles… Les écrans et Internet font partie de notre quotidien pour une vaste étendue de services, parmi lesquels faciliter notre accès à l’information, traiter des données ou nous divertir. En moyenne, les Français passeraient 20 heures par semaine en compagnie d’écrans…
Jean-Marc Alexandre, Université de Bordeaux; Marc Auriacombe, Université de Bordeaux et Mathieu Boudard, Université de Bordeaux
Smartphones, tablettes, ordinateurs, téléviseurs, consoles… Les écrans et Internet font partie de notre quotidien pour une vaste étendue de services, parmi lesquels faciliter notre accès à l’information, traiter des données ou nous divertir. En moyenne, les Français passeraient 20 heures par semaine en compagnie d’écrans dans le cadre de leur activité professionnelle, et 36 heures pendant leur temps libre.
Tout en s’avérant profitable dans beaucoup de domaines, cette « cohabitation » avec les écrans a aussi vu émerger des difficultés et certaines inquiétudes, notamment lorsque l’usage est considéré comme excessif – et se trouve alors associé à des troubles du sommeil, de performances scolaires, etc. L’expression « addiction aux écrans » s’est ainsi installée dans le débat public.
Ce sujet a été particulièrement repris pendant et après les périodes de confinements liées au Covid-19. Mais que peut vraiment dire la recherche sur « l’addiction aux écrans » ? Comment les critères médicaux de l’addiction se comportent-ils lorsqu’on les applique aux écrans ? Et quelle proportion d’usagers d’écrans serait alors concernée ? On se confronte alors à un manque d’études fiables, fondées sur des critères médicaux de l’addiction. Notre recherche récemment publiée apporte des éléments de réponse.
Quel que soit son objet, l’addiction se définit comme la perte de contrôle d’un objet qui était à l’origine une source de gratification pour l’usager.
Il s’agit d’une maladie chronique invalidante, source de détresse, caractérisée par une accumulation de dommages pour la personne atteinte, et sa rechute lors des tentatives de réduction ou d’arrêt. Le principal facteur prédicteur de la rechute est le craving, c’est-à-dire une envie persistante et involontaire de faire usage. Le craving est déclenché par des stimuli (les « cues », propres à la personne et/ou standards), et s’avère un ressenti particulièrement intrusif et déstabilisant qui pousse à l’usage.
Ces points d’addictologie fondamentaux nous permettent de faire une distinction essentielle entre trois modalités d’usage : l’usage sans problème, l’usage problématique (c’est-à-dire avec des dommages de différentes natures, mais sans perte de contrôle durable) et, enfin, l’usage avec addiction (maladie avec perte de contrôle, craving et rechute).
Dans la nomenclature médicale DSM-5, l’addiction est diagnostiquée quel que soit son objet en appliquant un tronc commun de critères, avec certains ajustements pour les addictions comportementales (jeux d’argent, jeux vidéo). Ces nomenclatures diagnostiques sont régulièrement révisées avec les progrès de la recherche et tendent à s’uniformiser.
Un enjeu scientifique dans le débat sociétal sur les écrans, parfois polémiste, est de rappeler que l’addiction aux écrans n’est pas à ce jour un diagnostic reconnu. Cependant, cet état de fait ne signifie pas son inexistence, pas plus que son existence : seulement que c’est une question de recherche importante de notre époque et que davantage d’études scientifiques de qualité sont nécessaires pour passer du débat d’opinion au débat scientifique rationnel.
Depuis 1994, notre laboratoire étudie les addictions, en particulier via la cohorte de recherche Addiction Aquitaine (ADDICTAQUI) portée en collaboration avec l’hôpital Charles-Perrens. Initialement ouverte aux personnes entamant des soins spécialisés pour les addictions aux substances, cette cohorte a été étendue au cours des années 2000 aux addictions comportementales, « sans substance », dont les écrans (mais aussi les jeux d’argent, les jeux vidéo, le sport, le sexe, l’alimentation…).
Regroupées, les addictions comportementales concerneraient environ 20 à 25 % des 5000 personnes incluses dans la cohorte ADDICTAQUI, avec pour moitié des problématiques liées aux écrans (notamment de jeux vidéo). Il est important de retenir qu’il s’agit ici d’entretiens de recherche réalisés au laboratoire, chez des personnes venant spécifiquement demander de l’aide dans un service spécialisé en addictologie, et non pas de données épidémiologiques en population générale.
Néanmoins, il est aussi possible de mener des recherches de terrain. En témoignent les politiques de « l’aller vers » et « hors les murs », actions de proximités financées par l’ARS (Agence Régionale de Santé) Nouvelle-Aquitaine pour sensibiliser les professionnels non spécialisés et aller au-devant des populations vulnérables sur leur lieu de vie.
Dès 2015, un partenariat transversal s’est ainsi noué entre la recherche scientifique et médicale (Université de Bordeaux et CNRS), l’hôpital Charles Perrens (pôle addictologie et CSAPA, le Centre de soins d’accompagnement et de prévention en addictologie), et les habitants et les élus de Martignas-sur-Jalle – à l’initiative de ces derniers. L’objectif de cette coopération était d’étudier les usages d’écrans, qu’ils soient problématiques ou non, à l’échelle de la ville.
Répondant à cette demande, notre laboratoire a saisi l’opportunité d’étudier les critères de l’addiction du DSM-5 lorsqu’ils sont appliqués aux écrans, dans la population générale. Les Martignassaises et Martignassais de toutes tranches d’âge ont ainsi pu participer volontairement à cette étude via un questionnaire anonyme sur leurs pratiques d’écran dans les 12 derniers mois (401 participants sur 1200 questionnaires distribués, dont 300 adolescents et adultes de 11 à 84 ans retenus pour les analyses). Ce travail fait aujourd’hui l’objet d’une publication dans le Journal of Medical Internet Research.
L’addiction aux écrans y a été définie d’après une adaptation des critères du DSM-5 pour l’addiction aux jeux vidéo sur Internet (Internet Gaming Disorder). Elle a été établie comme une utilisation persistante et répétée des écrans (téléviseur, ordinateur, smartphone, tablette, console de jeux vidéo) conduisant à une altération du fonctionnement ou une détresse cliniquement significative, comme en témoignent au moins cinq des manifestations suivantes sur douze mois minimum :
Les premières données récoltées ont commencé à être partagées en 2017 avec la communauté scientifique aux congrès internationaux d’addictologie CPDD (College on Problems of Drug Dependence, États-Unis)), ATHS (congrès Addiction, Toxicomanie, Hépatites et sida, Biarritz, France) et ALBATROS (Paris, France).
Pour qu’un trouble puisse être médicalement qualifié « d’addiction aux écrans », la personne concernée doit répondre à au moins cinq des neuf critères énoncés précédemment. En l’occurrence, premier résultat important à souligner, il est ressorti qu’une telle addiction est relativement rare parmi les adolescents et les adultes de l’échantillon : 1,7 % des 300 participants. Abaisser le seuil à quatre critères n’apporte pas de changement notable.
Ceci dément une croyance souvent entendue que la majorité des utilisateurs des écrans auraient une « addiction ». Cette valeur était aussi cohérente avec la prévalence de l’addiction aux jeux d’argent, seule addiction comportementale reconnue à ce jour dans le DSM-5. D’autres études pilotes de SANPSY sur l’addiction aux écrans suggèrent des prévalences du même ordre de grandeur chez les adultes, et potentiellement plus élevées chez les plus jeunes (4 à 5 %), tendance qui demande à être confirmée.
Autre résultat important, notre étude révèle que 44,7 % des personnes ont au moins l’un des neuf critères recherchés. Autrement dit, la proportion de personnes rencontrant différents problèmes liés à leur usage d’écrans est nettement plus importante que celle des personnes dont la pratique pourrait être qualifiée « d’addiction » au sens médical. En prenant en compte l’âge et le genre, les participants concernés étaient significativement plus susceptibles de citer l’ordinateur comme écran principal, et comme activités principales les jeux vidéo, les réseaux sociaux et communiquer, suivre les actualités et rechercher des informations.
Cet écart de prévalence important pourrait rendre le groupe « addiction » difficile à distinguer spécifiquement des « usagers avec problèmes, mais sans addiction » pour le public, entretenant ainsi le malentendu « tous addicts aux écrans ».
Mais est-on sûr que les critères « classiques » de l’addiction (historiquement adaptés aux substances, alcool, etc.) sont bien applicables aux écrans ? Pour le vérifier, SANPSY a mené une seconde vague d’analyses en collaboration avec les équipes des Drs. Deborah Hasin et Dvora Shmulewitz de l’Université de Columbia (New York, États-Unis).
Ensemble, nous avons appliqué la méthode Item Response Theory, qui est la méthode de référence pour valider les critères diagnostics dans le DSM-5. Les critères utilisés ont bien montré une unidimensionnalité, c’est-à-dire qu’ils mesuraient bien un seul et même diagnostic (l’addiction aux écrans) sur un continuum de sévérité. De plus, ils étaient bien indépendants les uns des autres et ne se « superposaient » pas.
Ces paramètres sont fondamentaux pour la validité de critères diagnostics, et nous avons établi que ces derniers présentaient de bonnes propriétés pour la mesure de l’addiction aux écrans.
Il est à préciser que les critères les plus discriminants pour le diagnostic sont :
Cette étude de SANPSY, qui mêlait des partenaires scientifiques, médicaux et la population, a pour perspective une meilleure intégration des addictions comportementales dans les nomenclatures médicales et une amélioration de l’offre de soins. Elle a notamment mis en valeur trois résultats importants :
La mise à jour des nomenclatures diagnostiques est un processus long et rigoureux, critique et itératif, qui nécessite la confrontation d’études objectives et valides. Dans le débat sur l’addiction aux écrans, où peu d’études solides sont disponibles, notre article ne tranche pas à lui seul la question. Cependant, parce qu’il se fonde sur les critères médicaux de l’addiction étudiés avec des méthodes de référence, mais aussi parce qu’il s’agit d’une enquête de terrain, il constitue un jalon important.
À terme, il est donc possible et plausible que l’évolution des connaissances amène un nouveau diagnostic d’addiction pour les écrans, comme il en a été pour les jeux d’argent en 2013.
Avant publication, les premiers résultats de l’étude ont été présentés à Martignas-sur-Jalle, le 22 novembre 2016, lors d’une réunion de la commission « Addiction aux écrans » du CLSPD (Conseil Local de Sécurité et de Prévention de la Délinquance), puis lors d’une réunion d’information publique pour tous les habitants le 8 décembre 2016. Une autre présentation a été faite en novembre 2018 lors de la soirée débat « L’enfant face aux écrans, si on en parlait ? » organisée par la ville de Martignas-sur-Jalle avec les professionnels et usagers (parents et enfants) des structures de la petite enfance.
Jean-Marc Alexandre, Attaché de recherche, Pôle InterEtablissement d’addictologie CH Charles Perrens – CHU de Bordeaux et Laboratoire SANPSY UMR 6033 CNRS, Université de Bordeaux; Marc Auriacombe, Professeur d’addictologie et psychiatrie, Université de Bordeaux et Mathieu Boudard, Psychiatre/Addictologue, Université de Bordeaux
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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