L’addiction est une pathologie chronique, caractérisée par une perte de contrôle de l’usage d’une substance ou d’un comportement gratifiant, entraînant sa poursuite en dépit de conséquences négatives. Elle est à l’origine de nombreuses complications, entraînant une surmortalité et une importante altération de la qualité de vie des personnes concernées. La crise des opiacés qui frappe l’Amérique du Nord depuis plusieurs années constitue notamment un problème de santé publique majeur, de même que la récente progression de l’usage et de l’addiction à la cocaïne, en France notamment.
De nombreuses études ont mis en évidence l’importance du craving dans la compréhension et le traitement des addictions. Le craving peut être défini comme le désir de faire usage d’une substance ou de réaliser un comportement, désir décrit comme intense, irrépressible, et non souhaité par la personne. Le craving a été identifié comme un prédicteur majeur de l’usage de substance et de rechute chez les patients abstinents. Il constitue un symptôme central de l’addiction, et de ce fait une cible thérapeutique d’intérêt majeur.
Les traitements pharmacologiques actuels des addictions ne ciblent qu’un nombre limité de substances, ne permettant l’accès à un traitement efficace qu’à une partie des personnes concernées. La recherche de nouveaux agents pharmacologiques dans ce domaine apparaît ainsi indispensable. Dans ce contexte, de nombreux auteurs ont souligné le caractère prometteur de plusieurs substances dites psychédéliques (classiques ou atypiques), telles que la psilocybine, la méthylènedioxy-méthamphétamine (MDMA), ou la kétamine.
Alors que les psychédéliques sont pour la plupart actuellement classés parmi les substances illégales dans la plupart des régions du monde et notamment en France, des travaux de recherche anciens comme actuels, tel qu’un récent essai contrôlé randomisé évaluant la psilocybine dans l’addiction à l’alcool, suggèrent leur potentiel dans le traitement des addictions. Malgré des résultats en faveur d’une efficacité des psychédéliques dans le traitement des addictions, leur mécanisme d’action demeure pour l’heure inconnu, et leur impact sur le craving a notamment peu été étudié. Cet impact spécifique sur le craving soutiendrait l’hypothèse d’une efficacité de ces substances sur les processus addictifs, au-delà d’un impact global et non spécifique sur l’humeur, l’anxiété et la qualité de vie, qui permettrait une amélioration des symptômes de l’addiction.
Pour tenter de répondre à cette question, un groupe de chercheurs internationaux, mené par une équipe française, a réalisé récemment une revue systématique de la littérature proposant d’explorer le lien entre les substances psychédéliques, compris dans leur définition la plus large, et le craving aux substances, avec pour objectif de déterminer si l’utilisation de substances psychédéliques était associée à des modifications du craving en population humaine adulte.
La revue, publiée en février 2025 dans le
Journal of Psychopharmacology, inclut les articles publiés sur les bases de données PubMed, PsycInfo et Scopus jusqu’en mai 2023, rapportant les résultats d’études mesurant des modifications de craving après usage de psychédéliques dans leur plus large définition (psilocybine, DMT, LSD, mescaline, ibogaïne, kétamine ou MDMA), indépendamment des durée, dose et contexte d’administration (médicalisé ou non, rituel, récréatif), chez des participants présentant un ou plusieurs addiction(s) à l’alcool, au tabac ou aux substances.
Sur les 2 498 articles identifiés, 38 articles, correspondant à 31 études, ont été inclus dans la revue, rassemblant un total de 2 639 participants. Le craving, mesuré par des échelles visuelles analogues, des questionnaires, et des entretiens semi-structurés, constitue un critère de jugement secondaire dans toutes les études.
Sur les 31 études incluses, 12 rapportent une diminution significative du craving après utilisation d’une ou plusieurs substance(s) psychédélique(s). Parmi ces études, on compte 5 essais contrôlés randomisés évaluant un traitement par kétamine dans l’addiction à la cocaïne, aux opioïdes ou à l’alcool. Les autres études qui rapportent une diminution significative du craving ont évalué l’évolution de ce dernier dans le contexte d’études ouvertes qui utilisent la psilocybine, l’ibogaïne, ou l’ayahuasca (deux études pour chaque substance) dans le traitement d’addiction au tabac ou à l’alcool, aux opioïdes ou aux opioïdes et à la cocaïne, au tabac ou à plusieurs substances, respectivement. Enfin, une dernière étude met en évidence une diminution du craving à l’alcool après usage de psychédéliques hors contexte médical, chez des personnes ayant présenté une addiction à l’alcool et témoignant par sondage d’une diminution de leur consommation après l’utilisation de psychédéliques. Quinze autres études mettent en avant une diminution des niveaux de craving après utilisation de psychédéliques, mais n’utilisent pas d’analyse statistique. A l’inverse, trois essais contrôlés randomisés et un essai ouvert, évaluant un traitement par kétamine dans l’addiction à l’alcool et au cannabis, respectivement, ne retrouvent pas de différence significative dans les niveaux de craving avant et après intervention.
La durée des effets anti-craving des psychédéliques est variable selon les études. La diminution significative des niveaux de craving observée dans 12 des études incluses persiste ainsi aux évaluations de suivi pour 6 d’entre elles, réalisées de un mois à deux ans après l’intervention, tandis que la diminution initiale ne persiste pas au-delà de 24 heures pour une autre étude.
En conclusion, la plupart des études incluses dans cette revue systématique de la littérature met en évidence une diminution du craving à la suite de l’usage de psychédéliques, sur une période allant de quelques heures à plusieurs années. Ce résultat apparait constant, indépendamment du type de substance psychédélique utilisée, à l’exception de la kétamine, pour laquelle les résultats sont plus hétérogènes.
Ces résultats, bien qu’encourageants, doivent être considérés à la lumière de l’absence de significativité statistique de la plupart des études incluses, de l’hétérogénéité et de la faible qualité de la plupart des études (tous les essais contrôlés inclus sauf deux ayant notamment été évalués comme présentant un risque de biais au minimum élevé), et du biais de mesure lié à l’utilisation de méthodes déclaratives rétrospectives pour l’évaluation du craving. Ils permettent malgré tout de renforcer l’hypothèse d’une action anti-craving des substances psychédéliques, contribuant à ouvrir la voie au développement d’une thérapie assistée par les psychédéliques pour le traitement de l’addiction. La poursuite de la recherche dans ce domaine apparaît d’un intérêt majeur, afin de confirmer ou non ces résultats par des essais contrôlés randomisés à plus grande échelle, de meilleure qualité méthodologique, et de mieux caractériser les facteurs impactant cette diminution du craving. Le rôle des effets psychologiques aigus, incluant les expériences de type mystique et l’augmentation de l’insight, mentionnés par certains auteurs comme potentiels médiateurs de la diminution du craving dans ce contexte, reste notamment à préciser. De nombreuses études, utilisant notamment la kétamine et la psilocybine, sont en cours de réalisation. Elles permettront, nous l’espérons, de contribuer à la compréhension de l’action des psychédéliques sur les processus de l’addiction.
Par Sophie-Athéna Chapron
En savoir plus :
https://journals.sagepub.com/doi/abs/10.1177/02698811241308613