L’essor fulgurant de TikTok, avec ses vidéos courtes et son interface immersive, a bouleversé les habitudes numériques de millions de jeunes à travers le monde. Mais derrière l’interface ludique, un nouveau risque se dessine : l’aggravation ou le maintien des troubles du comportement alimentaire (TCA) via l’exposition algorithmique à des contenus problématiques. Une récente étude australienne, publiée en 2024 dans la revue
Body Image (Griffiths et al., 2024), apporte des données préoccupantes sur ce sujet. À travers l’analyse d’un million de vidéos TikTok envoyées à 112 utilisateurs, les chercheurs ont comparé les algorithmes d’individus souffrant de TCA à ceux de témoins en bonne santé. Les résultats sont sans appel et méritent une attention particulière dans la pratique clinique.
Un design innovant : l’algorithme mis à nu
L’étude se distingue par sa méthodologie originale : au lieu de se contenter de questionnaires auto-déclaratifs, les chercheurs ont accédé aux fichiers de données personnels des participants, générés par TikTok lui-même. Ces fichiers contenaient l’historique complet des vidéos envoyées par l’algorithme (“For You Page”) et celles “likées” durant un mois. Les vidéos ont ensuite été classées selon quatre catégories jugées problématiques : l’apparence physique, les régimes, l’exercice physique et les contenus toxiques pro-TCA (type “thinspo”, “pro-ana”).
Les résultats sont saisissants : les utilisateurs souffrant de TCA ont reçu en moyenne :
- +146 % de vidéos orientées sur l’apparence,
- +335 % de vidéos sur les régimes,
- +142 % sur l’exercice physique,
- et surtout +4 343 % de contenus toxiques liés aux TCA…
Ce n’est pas tant ce que les utilisateurs choisissent de regarder, mais ce que l’algorithme leur propose, qui apparaît comme déterminant.
Le rôle ambivalent du “like”
Contrairement à l’intuition, les patients TCA ne “likent” pas nécessairement plus ces vidéos problématiques. En réalité, le comportement de “liker” n’a qu’un effet modeste sur ce que l’algorithme propose. Ce dernier semble davantage influencé par des actions passives : temps passé sur une vidéo, lenteur à passer à la suivante… Ainsi, même sans intention consciente, une simple hésitation peut signaler à TikTok un “intérêt” pour un contenu problématique – un danger insidieux, particulièrement pour les personnes vulnérables.
Des échos algorithmiques : naissance des “chambres d’écho TCA”
Un concept fort émerge de cette étude :
l’écho-chambre algorithmique. L’algorithme enferme progressivement les utilisateurs dans un univers saturé de contenus centrés sur l’apparence, les régimes ou des comportements malsains. Certains participants atteignaient des chiffres vertigineux : jusqu’à 69 % des vidéos proposées en un mois étaient classées comme problématiques. Pire, plusieurs d’entre eux ne “likaient” quasiment aucun de ces contenus, preuve que le système fonctionnait indépendamment de leur consentement actif.
En clinique, ces bulles d’exposition peuvent fonctionner comme des freins à la guérison. Un patient peut sincèrement vouloir se détacher des injonctions à la minceur, tout en étant constamment ramené vers elles par son fil d’actualité personnalisé. Difficile de “sortir du trouble” quand l’univers numérique vous y replonge à chaque instant.
Implications cliniques : comment intégrer ces données en consultation ?
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Évaluer l’environnement numérique du patient
L’étude souligne l’importance d’interroger activement les patients sur leur utilisation de TikTok (et autres plateformes). Ce questionnement peut inclure :
- Combien de temps y passe-t-il ?
- Quel type de contenu y est majoritairement proposé ?
- L’exposition à ces vidéos déclenche-t-elle du mal-être, de la comparaison sociale, des comportements compensatoires ?
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Identifier une chambre d’écho numérique
Une exposition massive à des contenus de type “fitspo”, “diet hacks” ou “pro-ana” doit alerter. Le patient peut ne pas en avoir conscience, ou sous-estimer l’impact de cette exposition passive et répétée. Les cliniciens peuvent proposer un “audit” symbolique de l’algorithme en invitant le patient à montrer son fil d’actualité ou à décrire les dernières vidéos vues.
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Proposer des stratégies concrètes de régulation
Si l’abstinence numérique totale est souvent irréaliste, des approches de réduction des risques peuvent être envisagées :
- Utiliser les fonctions de TikTok pour marquer un contenu comme “non pertinent” (“Not interested”).
- “Réinitialiser” l’algorithme dans les paramètres (option disponible depuis 2023, mais partiellement efficace).
- S’abonner à des comptes pro-rétablissement ou à du contenu alternatif (humour, art, animaux…).
- Développer la “littératie des réseaux sociaux”, soit la capacité à décoder les intentions commerciales, les effets de filtre, et à critiquer les normes de beauté diffusées (voir par exemple le programme basé sur la dissonance cognitive développé par Eric Stice (Stice et al., 2013))
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Intégrer TikTok à l’alliance thérapeutique
Il peut être pertinent de
discuter ouvertement de TikTok en séance, d’en faire un outil de compréhension du trouble, voire un levier d’intervention. Certaines vidéos peuvent servir de base de discussion pour travailler les comparaisons sociales, la distorsion de l’image corporelle, ou les affects associés.
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S’informer et former
Enfin, les professionnels de santé doivent se tenir informés de l’évolution des plateformes et des dynamiques algorithmiques. Griffiths et al. (2024) mentionnent une vidéo explicative du
Wall Street Journal (“
How TikTok’s algorithm figures you out”) comme outil pédagogique simple à recommander aux patients. Bien qu’elle soit en anglais, elle constitue une ressource visuelle intéressante pour mieux comprendre le fonctionnement algorithmique de TikTok. Si vos patients maîtrisent peu l’anglais, il peut être utile de leur en résumer le contenu en séance.
Conclusion
Les résultats de cette étude apportent des éléments empiriques solides quant au rôle des algorithmes de recommandation dans l’exposition disproportionnée de contenus liés à l’apparence, à la restriction alimentaire et aux idéaux corporels problématiques chez les utilisateurs atteints de troubles du comportement alimentaire. Ils mettent en évidence un phénomène algorithmique de renforcement progressif : l’exposition à ces contenus ne semble pas strictement corrélée aux actions volontaires des utilisateurs (comme le fait de “liker”), mais davantage à des indicateurs passifs d’attention, ce qui rend ces mécanismes d’autant plus insidieux.
Pour les professionnels de santé mentale, ces données suggèrent que l’usage de TikTok (et d’autres plateformes à logique algorithmique similaire) peut constituer un facteur de maintien, voire d’aggravation des symptômes. Il apparaît donc pertinent d’intégrer l’exploration de l’environnement numérique dans les évaluations cliniques, en particulier chez les patients jeunes. Des actions ciblées comme l’éducation à l’algorithme, la régulation de l’exposition, ou l’accompagnement au désengagement partiel peuvent alors devenir des leviers thérapeutiques concrets.
Enfin, au-delà de la pratique individuelle, ces résultats devraient nourrir une réflexion collective sur les risques liés à l’architecture algorithmique des plateformes pour les publics vulnérables, et encourager des initiatives de régulation, de sensibilisation et de recherche appliquée.
Par
Valentin FLAUDIAS
Références :
Griffiths, S., Harris, E. A., Whitehead, G., Angelopoulos, F., Stone, B., Grey, W., & Dennis, S. (2024). Does TikTok contribute to eating disorders? A comparison of the TikTok algorithms belonging to individuals with eating disorders versus healthy controls.
Body Image,
51, 101807. https://doi.org/10.1016/j.bodyim.2024.101807
Stice, E., Butryn, M. L., Rohde, P., Shaw, H., & Marti, C. N. (2013). An Effectiveness Trial of a New Enhanced Dissonance Eating Disorder Prevention Program among Female College Students.
Behaviour research and therapy,
51(12), 862‑871.
https://doi.org/10.1016/j.brat.2013.10.003