Les mots, s’ils ont affaire avec les maux de l’addiction, ne sont pas toujours faciles à trouver. Si cet ouvrage collectif, dense, est sous-titré « Récits et essais sur l’expression dans l’alcool et les addictions », c’est qu’il y a beaucoup à dire concernant les formes possibles d’expression, ou ses obstacles, au moment où l’on vit son addiction mais aussi à celui où l’on tente de s’en extraire. Rien n’est simple dans le dire des sentiments, impressions, sensations que l’on traverse dans cette relation complexe avec son ou ses produits de prédilection… Ce sont les problématiques alcooliques qui sont les plus abordées dans cet essai mais bien entendu, ce qui a trait à l’usage d’alcool peut facilement être transposable dans d’autres usages, même si l’alcool a cette spécificité de taille qui est que c’est un produit légal en France. Les récits d’usagers que l’on nous propose en complément vont chercher eux aussi du côté de l’alcool mais sans être plaqués ici pour simplement illustrer les propos des professionnels du soin. Ils parlent à chacun d’entre nous indépendamment des essais qui les entourent, essais dont la lecture demande sûrement du temps et de la concentration, celui et celle d’assimiler des concepts et réflexions complexes qui habitent les champs de la psychothérapie et de la psychanalyse…
La complexité de la rencontre thérapeutique d’une personne “addictée“, terme utilisé ici, repose souvent sur la difficulté d’acceptation du “lien soignant“ et sur l’entretien de tous ces « caches, silences et détours qui se sont imposés à des personnes souvent confrontées à l’angoisse, la douleur psychique, la dépression. » L’expression est alors souvent minée par des positions défensives qui n’invitent pas toujours au dialogue, ou du moins faussent le jeu du partage de savoir et de sensations. Trouver les clés de l’expression constitue bien l’enjeu ici, même s’il ne s’agit en rien, bien entendu, d’un catalogue de recettes. Juste réfléchir, questionner et tenter de comprendre comment cela fonctionne, comment cela vit…
N’oublions pas que quand nous parlons d’expression nous parlons aussi de celle qui peut être libérée par les usages, que ce soit l’une de ses motivations ou pas. Il s’agit dans tous les cas, grâce aux effets du produit, de modifier sa conscience pour accéder à une autre forme de conscience de soi, des autres et du monde qui nous entoure. S’ouvrir à des sensations, sentiments, impressions qui relèvent d’une nouvelle réalité. Il s’agit aussi de révéler ou de stimuler sous effets des ressources et compétences cachées ou insuffisamment exploitées, dont celle de pouvoir s’exprimer, plus facilement ou librement. C’est du moins ce que revendiquent par exemple certains artistes qui trouvent dans l’usage une force créatrice qu’ils cherchent en vain quand ils sont sobres. Entre grâce de l’inspiration sous effets et simple désinhibition ou diminution de l’angoisse facilitant la création, difficile de trancher en situation. « Beaucoup de grands auteurs par exemple ont été de grands buveurs même s’ils ne buvaient pas en écrivant », nous rappelle tout de même Pierre Gaudriault dans le premier chapitre de l’ouvrage. Un grand nombre de pages de cet essai à plusieurs voix prend appui sur l’expérience d’usage des patients et sur leur parcours pour tenter de théoriser cette approche plurielle des expressions multiples en jeu…
S’agissant des récits proposés dans l’ouvrage, ils ne représentent qu’une trentaine de pages sur trois cents, mais sont mis légitimement en avant comme révélant que « le rapport entre addiction et expression n’est pas sans question ni douleur. »… Elsa (Docteur en droit et poétesse, qui écrit ici sous pseudonyme) nous propose tout d’abord des “réflexions“ sur les mythes à convoquer et sur les expressions négatives mais aussi positives de l’addiction. Il est question alors, d’un côté de l’expression d’un jugement, d’une condamnation, ou d’une culpabilité, mais de l’autre d’extraversion et de désinhibition. L’alcool agit pour Elsa comme une Muse… Dans un second texte, écrit plusieurs mois après le premier, Elsa revient sur son parcours de sevrage qui n’est pas synonyme d’abstinence totale. L’alcool est encore présent épisodiquement dans sa vie, mais cette présence n’est en aucun cas un choix stratégique, juste un fait, écrit-elle, celui d’être à nouveau en phase avec elle-même, avec un usage présent mais plus du tout nécessaire… Andréas Becker va lui chercher du côté du récit introspectif dans une langue qui est sienne et qui va droit au but. « Son bagage particulier », comme il le présente. Il donne à entendre cette voix intérieure qui accompagne l’usager mais a souvent des difficultés à s’échapper pour laisser apparaître les forces, les faiblesses et la préciosité des moments d’alcoolisation. Les textes proposés ici sont extraits d’un roman qui paraîtra sous le titre : Alcool mon amour. Dans son avant-propos, Andréas Becker tente une présentation par laquelle nous terminerons cet article sans rajouter un mot. « Je suis écrivain et alcoolique, je l’ai toujours été, je crois. Alcool et écriture sont pour moi les deux faces de la même médaille, et cette médaille s’appelle courage, le courage de la destruction d’un côté et le courage de la construction de l’autre. On ne devient ni alcoolique ni écrivain sans courage. »