“Récits de la soif - De la dépendance à la renaissance“

Un ouvrage de Leslie Jamison aux Editions Pauvert

Alcool

Leslie Jamison ne sera plus jamais seule. Elle s’est fait accompagner dans son récit, et pour la postérité, par un certain nombre d’auteurs qui, comme elle, ont eu des démêlés avec l’alcool ou autres psychotropes, mais surtout ont écrit sur leur addiction. “De la dépendance à la renaissance“, énormément de récits s’inscrivent dans cette thématique et il est facile de pointer du doigt cette sensation de “déjà-vu“ quand on se plonge dans le récit de cette auteure américaine, reproche que son entourage lui a d’ailleurs souvent fait. Et pourtant, il y a du nouveau ici. Entre récit autobiographique, étude littéraire, mémoires et essai, le mélange des genres permet de lire la problématique alcoolique de Leslie Jamison au regard de celle de ses confrères d’écriture, beaucoup déjà décédés, mais ayant marqué la littérature de leur temps…

Confronter ses usages quotidiens intensifs et les préoccupations constantes qui y sont associées, à sa tâche d’écriture, autre préoccupation, et ce, jusqu’à aller écrire précisément sur l’alcool, ou autres drogues, n’est pas une mince affaire. Mais il y a sûrement une forme de libération ou d’exutoire dans le procédé. C’est du moins en partie ce que recherche Leslie Jamison, même si l’ouvrage n’a commencé à émerger qu’après quatre ans d’abstinence, mais l’a bien aidé, d’après-elle, à tenir ses objectifs, à savoir se débarrasser petit à petit d’une obsession…

Le parcours d’usage, puis de sevrage, de l’auteure, est donc régulièrement émaillé d’études de cas, en quelque sorte, d’œuvres ou de parcours d’auteurs que la narratrice considère comme des références en la matière. De Marguerite Duras à William Burroughs, en passant par John Berryman, Charles Jackson, Malcolm Lowry, Raymond Carver, Denis Johnson, John Cheever, George Cain, Jean Rhys, David Foster Wallace, et même Stephen King, Leslie Jamison veut comprendre comment ces écrivains se sont appuyés, comme elle, sur leur vécu en prise directe avec l’alcool, pour en faire de la littérature… Au comment on en est arrivé là, on n’obtient toujours plus de réponses que quand on questionne le pourquoi. Leslie Jamison nous raconte donc essentiellement comment l’alcool a envahi sa vie littéraire et ses aventures sentimentales, avec passion…

« Les récits sur l’addiction insistent souvent sur le fait que l’on ne peut pleinement expliquer la dépendance. « Je lui ai dit que je buvais beaucoup », écrit Marguerite Duras, évoquant un jeune homme qu’elle venait de rencontrer, « que j’avais été hospitalisée à cause de cela, et que je ne savais pas pourquoi je buvais autant ». Comme Jackson l’affirme, la question du pourquoi a cessé depuis longtemps.
Dans Junk, Burroughs anticipe les questions – « Pourquoi avoir pris des stupéfiants ? Pourquoi avoir continué de vous droguer au point de devenir toxicomane ? » -, mais refuse d’y répondre : « La drogue gagne par défaut. » La plupart des toxicomanes, écrit-il, « ne se souviennent pas
de pourquoi ils ont commencé. » Extrait p. 134

Les chapitres s’articulent autour de mots emblématiques qui les titrent : émerveillement, abandon, responsabilité, manque, honte, capitulation, soif, retour, confession, humilité, chœur, salut, châtiment, retrouvailles. Des mots qui sont autant d’étapes vers la renaissance et qui ressemblent à des cailloux que l’on aurait jeté sur un parcours de dépendance pour ne pas se perdre, poser des jalons et s’y retrouver un jour ou l’autre…

L’alcool s’est invité assez tôt dans la vie de Leslie Jamison, avec force et persistance. Née en 1983 d’un père alcoolique, lui-même fils d’un usager alcoolique, son alcoolisation massive l’accompagnera durant de longues années et s’installera durablement tout au long de son parcours d’écrivaine sans que son entourage s’en rende compte à sa juste valeur…

L’étudiante en littérature à Harvard participe à 21 ans à un prestigieux atelier d’écriture à Iowa,  bien d’autres écrivains célèbres ont fait leurs armes, défendra à Yale une thèse consacrée à l’addiction et à la création dans la littérature américaine du XXème siècle, et collaborera à des magazines importants…

L’alcool sera toujours à ses côtés jusqu’à ce que la rencontre avec les Alcooliques Anonymes, incontournables outre-Atlantique, l’invite à considérer l’abstinence comme une issue, une issue qui n’exclue pas la poursuite du travail d’écrivaine, et ce, malgré les craintes… Ces compagnons de littérature l’accompagneront tout au long d’un parcours de vie loin d’être arrivé à son terme…

Toutes ces voix d’écrivains entremêlées constituent une somme où se dégagent des forces et des faiblesses communes, au travers de récits pluriels d’auteurs “addicts“ qui, compte tenu de leur origine sociale, leur genre et leur couleur de peau n’ont pas tous été traités à égalité. Comme le dit si bien Leslie Jamison, une femme qui consomme sera toujours bien plus coupable qu’un homme. Mais si cette femme est blanche et d’un milieu aisé, elle sera toujours mieux traitée que bien d’autres de ses concitoyens… Chaque société a choisi d’un côté ses consommateurs acceptables de substances et de l’autre ses usagers de drogues à bannir… Un parcours addictif est donc jalonné d’obstacles qui n’ont pas seulement à voir avec le produit…

Il y a beaucoup à apprendre des écrits d’usagers qui, même si beaucoup se ressemblent quant aux rapports aux produits, ont de quoi alimenter un récit commun qui fait que chaque différence nous donne à entendre la complexité de chaque homme ou femme dans son rapport individuel à son ou ses produits de prédilection, ainsi que les mots que l’on peut y associer… 

« C’était une couche supplémentaire dans la relation complexe et circulaire que je construisais entre boisson et création : l’alcool aidait à voir, et il aidait ensuite à supporter ce que l’on voyait. L’intérêt ne résidait pas seulement dans l’ivresse – en tant que portail d’accès, ou pansement -, mais aussi dans la séduisante relation entre créativité et addiction elle-même : son emprise, son caractère extrême. Celui qui se retrouvait sous cette emprise percevait les choses plus intensément que les hommes ordinaires, côtoyait les ténèbres, et, en fin de compte, le drame de l’emprise devenait – en soi – un sujet sur lequel il valait la peine d’écrire. » Extrait p. 39

Thibault de Vivies
(Cet article paraîtra dans le numéro 19 de la revue DOPAMINE – www.revuedopamine.fr)

Consulter en ligne