Comment expliquer le succès de la chicha?

Consommée dès le XVᵉ siècle au Moyen-Orient, la chicha est aujourd'hui une pratique mondialisée et socialement codifiée.

Tabac

Image par Khusen Rustamov de Pixabay

La chicha est aujourd’hui consommée dans le monde entier, souvent dans la sphère privée, mais aussi dans des lieux spécifiques: les bars à chicha.

Également appelée narguilé, shisha ou encore hookah pour les anglophones, la version moderne de cette pipe à eau permettant de fumer un mélange de tabac et de mélasse aromatisée baptisé «tabamel» est devenue un véritable phénomène de société.

Sa consommation ne cesse d’augmenter, principalement chez les jeunes: la moitié des adolescent·es de 16 ans ont déjà fumé la chicha.

Origine perse lointaine

Les premières références historiques de la consommation de chicha datent du XVe siècle. Le physicien perse Abu al-Fath Gilani aurait inventé le narguilé en faisant passer pour la première fois la fumée du tabac dans un réservoir d’eau, afin de purifier et de refroidir la fumée.

Malgré l’interdiction de fumer du tabac par le cinquième shah d’Iran, Abbas Iᵉʳ le Grand (1571–1629), la consommation de chicha se démocratise en Perse et devient courante dans toutes les catégories de la société. Les femmes et les hommes fumaient le ḡalyān (du verbe √ḡlā, «qui fait des bulles») aussi bien dans la sphère privée que publique –et même dans les écoles, où profs et élèves «chichaient» durant les cours.

Sous le règne du shah Abbas II (1632–1666), le narguilé devient une addiction nationale; les nantis ont même des serviteurs dédiés à la préparation de chicha.

À l’époque du shah Fath Ali Chah Qadjar (1772-1834), le narguilé est un objet culturel à part entière dans la société perse, présent dans la vie quotidienne et pour les grands événements, où un protocole de préparation et de service est instauré.

Démocratisation par étapes

La chicha se diffuse au Moyen-Orient, sous le nom de narguilé, et jusqu’en Inde, où elle sera appelée hookah (son appellation contemporaine dans les pays anglo-saxons). La colonisation britannique de l’Inde et du Moyen-Orient permet de créer le premier contact de l’Occident avec la chicha.

Dans ses mémoires, l’avocat et voyageur britannique William Hickey (1749–1830) raconte son expérience du narguilé à son arrivée en Inde et observe que la consommation de chicha était extrêmement courante chez la population indienne. Selon lui, cette dernière préfèrent sauter le dîner que de rater une séance de chicha.

Dans Alice au pays des merveilles, Lewis Carroll (1832-1898) contribue lui aussi à la nouvelle notoriété de la chicha, en l’associant au personnage de la chenille: «La Chenille et Alice se regardèrent en silence pendant un certain temps: la Chenille sortit enfin la pipe à eau de sa bouche et s’adressa à elle d’une voix langoureuse et endormie… “Qui êtes-vous?”, dit la Chenille.»

La chicha s’intègre d’ailleurs parfaitement dans l’univers tout en perplexité et en fantaisie d’Alice. La Chenille se sert de sa pipe pour faire émerger des lettres et des images exotiques.

Aujourd’hui, il existe des dizaines de tutoriels vidéo, comptabilisant des millions de vue sur YouTube, qui expliquent comment créer des formes (principalement des ronds) avec la fumée de la chicha.

Au début du XXe siècle, à la suite de l’introduction des cigarettes sur le marché à grand renfort de stratégies marketing agressives, la chicha est de moins en moins consommée en Inde et au Moyen-Orient.

À coup de gros budgets de communication, la cigarette devient un symbole de virilité et de domination masculine, et plus tard de l’émancipation des femmes.

La chicha est alors reléguée à une consommation de tabac dépassée et populaire, contrairement à la cigarette qui bénéficie d’une représentation sociale moderne et progressiste.

Nouvel essor et nouveaux publics

Relancée dans les années 1990, la consommation de chicha est devenue une pratique courante dans le monde occidental comme au Moyen-Orient. La chicha se mondialise dans les années 2000 grâce à la perception d’une pratique sociale positive fondée sur le partage et la convivialité, mais aussi par la réappropriation culturelle d’un objet lié à l’imaginaire mystique moyen-oriental par certaines communautés.

Selon une étude de l’OMS de 2006, 100 millions de personnes consommeraient quotidiennement la chicha à travers le monde, principalement en Afrique, en Asie et au Moyen-Orient. Néanmoins, ce chiffre a certainement augmenté depuis, tant cette façon de consommer du tabac attire de nouveaux publics –principalement chez les jeunes, où elle jouit d’un effet de mode.

Une enquête conduite en 2007 auprès d’élèves de collèges et lycées par Paris sans tabac et l’Académie de Paris confirme que la chicha est très populaire chez les plus jeunes: la moitié des élèves de 16 ans ont déjà fumé la chicha (70% à 18 ans) et 20% des lycéen·nes de 18 ans la fument au moins une fois par mois.

Des universitaires ont également montré que les adolescent·es appartenant à des catégories socioprofessionnelles supérieures avaient davantage tendance à fumer la chicha.

Une autre étude européenne, conduite dans le cadre de la campagne HELP – pour une vie sans tabac, montre que la moyenne d’âge des consommateurs et consommatrices de chicha (22 ans en moyenne) est plus jeune que celle de tout autre produit du tabac (32 ans pour les cigarettes, 46 ans pour les cigares) et du cannabis (23 ans).

La chicha jouit en outre d’une perception tabacologique positive, car de nombreuses personnes pensent que l’eau de la chicha filtre les substances nocives et permet une consommation de tabac moins néfaste que la cigarette.

Les conséquences d’une consommation occasionnelle ou fréquente de la chicha sont encore aujourd’hui mal connues, à cause du peu de publications scientifiques existantes. Mais rappelons qu’il n’existe pas de manière de consommer du tabac qui soit sans danger pour l’être humain.

Marché à fort potentiel

Le marché mondial de la chicha était évalué à 730 millions de dollars en 2018 (dont environ 70% en Afrique et Moyen-Orient) et devrait atteindre 2,7 milliards de dollars en 2025, avec un taux de croissance annuel de 18%.

Comme de nombreux marchés à fort potentiel, celui de la chicha a été segmenté au travers de nombreuses stratégies marketing. La fourchette de prix est large, allant de 30 euros pour des modèles d’entrée de gamme classiques jusqu’à plusieurs milliers d’euros pour des modèles de collection en plaqué or avec des ornements.

Les matériaux utilisés, les designs, les coloris, qui peuvent fortement varier d’un modèle à l’autre, sont des critères de choix importants pour la clientèle de la chicha. Il existe également un secteur du narguilé de luxe: on peut citer l’exemple de la chicha conçue en titane et en fibre de carbone, vendue 100.000 euros.

De plus, l’industrie du tabac propose sans cesse de nouveaux tabamels mixtes au packaging innovant, plébiscités par les plus jeunes.

Image conviviale et ludique

À l’instar de la cérémonie du thé au Japon, la préparation et la consommation de chicha peuvent être considérées comme un rituel à part entière. La majorité des personnes fumant la chicha le font en groupe, dans des espaces privés ou dans des bars à chicha.

C’est un objet convivial, qui incite au partage et à la discussion. On peut considérer que la cigarette l’est également, mais dans une moindre mesure.

Selon une enquête sur le mode de consommation de la chicha publiée en 2007, dans plus de 80% des cas, le narguilé est fumé à plusieurs et principalement dans la sphère privée (75% des répondant·es).

La chicha est envisagée sur un mode ludique; en préparer une dans les règles de l’art nécessite des connaissances particulières.

L’eau du réservoir ne doit pas excéder un certain niveau, sous peine de remontées aqueuses qui rendraient le tabamel trop humide pour être consumé.

Les trous sur le papier aluminium du foyer doivent être réguliers et pas trop larges, pour permettre une combustion homogène du tabamel et empêcher les cendres du charbon de traverser la cheminée.

L’allumage doit être méthodique, afin de démarrer une combustion suffisante. Le tabamel en lui-même doit être humidifié si besoin, en fonction son degré de sécheresse, pour qu’il ne se consume pas trop rapidement. Une fois allumée, la chicha doit être fumée de manière régulière.

Les doses de charbon doivent être ajustées selon la nécessité. | Awesome Sauce Creative via Unsplash

En plus de ce processus, la sélection du tabamel et du charbon sont également des éléments pris en compte dans la préparation de la chicha.

Cela ouvre la porte à un apprentissage ludique chez la personne qui s’exerce à préparer une chicha convenable, à l’inverse d’une cigarette toute prête, pour laquelle la seule action essentielle se résume à son allumage.

Outre sa préparation, la consommation de la chicha produit une quantité plus conséquente de fumée par rapport à la cigarette. Cette fumée permet de créer des formes plus ou moins élaborées, qui entre entièrement dans cette dimension ludique.

Invitation à la discussion

La deuxième dimension de la chicha concerne la paresse et l’espace-temps long. Dans les bars à chicha, on s’assoit souvent sur des fauteuils ou des sièges confortables qui incitent à se détendre.

Contrairement à la cigarette, il n’est pas envisageable d’allumer une chicha durant une pause clope: il est nécessaire de disposer d’un long moment. La chicha devient alors synonyme de relaxation.

D’ailleurs, le narguilé est principalement fumé en fin d’après-midi ou le soir (dans 87% des cas), et majoritairement le week-end (84%), avec une utilisation moyenne aux alentours de trois quarts d’heure par session.

La troisième dimension est propre à la communication initiée lors de la consommation d’une chicha. Qu’elle soit publique dans les bars à chicha ou privée au domicile, la consommation de chicha est fortement liée à l’échange et à la discussion. Le temps de combustion long du tabamel permet d’entamer des débats sur de nombreux sujets.

Même si les avis divergent, la chicha reste un objet de ralliement sur lequel les fumeurs et fumeuses sont d’accord. D’ailleurs, dans Alice au pays des merveilles, la chicha permet à la Chenille de se lancer dans des discussions philosophiques avec Alice.

La chicha est enfin un objet hautement sensoriel. On observe la chicha, on touche le tuyau pour fumer ou on manipule la pincette pour ajuster le charbon sur le foyer. On entend le barbotage de l’eau lorsque la fumée passe dans la cheminée. On perçoit le goût du tabac via ses papilles gustatives en inhalant, et on sent le parfum de la fumée en expirant.

La consommation de chicha, malgré ses risques pour la santé, séduit de plus en plus par son mode de consommation ludique et convivial, dans un monde individualiste envahi par la technologie.

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.