Craving pour le sucre après un sevrage en alcool : mythe ou réalité ?

Alcool

Au cours du sevrage en alcool, il est couramment admis que certains patients augmentent leur consommation de sucre, avec l’hypothèse d’un transfert d’addiction ou d’une substitution. L’attirance de ces patients pour le sucre au décours du sevrage a notamment été décrite dans le guide pratique des Alcooliques Anonymes « Vivre  sans alcool ! » : les patients dépendants de l’alcool ont un risque accru de se ruer sur les glaces et les bonbons au décours du sevrage. En effet, qui n’a jamais constaté le « syndrome du placard rempli et de la poubelle pleine » chez ces patients hospitalisés, avec des placards remplis de barres chocolatées/bonbons et des poubelles pleines d’emballages de toutes sortes.
Pour autant, les travaux scientifiques réalisés sur ce sujet auprès de patients sont peu nombreux. Ceci contraste avec les nombreuses études réalisées chez l’animal, qui mettent en évidence les similitudes entre les effets neurobiologiques du sucre, de l’alcool et d’autres substances psychoactives.

 
Dans cet intéressant travail longitudinal réalisé auprès de patients dépendants à l’alcool et hospitalisés pour sevrage, des collègues d’Amiens, Bordeaux, Montpellier, Nîmes et Paris ont mesuré l’évolution de la consommation de sucre et du craving pour le sucre jusqu’à 45 jours après le sevrage. Pour ce faire, les patients ont été évalués à trois temps : début du sevrage (J0), 15 jours après (J15), et 45 jours après (J45). Les évaluations comprenaient une mesure du craving pour l’alcool (Obsessive Compulsive Drinking Scale), pour le sucre (échelle visuelle analogique) et pour l’alimentation (Foods Cravings Questionnaire – Trait reduced), ainsi qu’une évaluation des quantités de produits sucrés stockés et consommés, du nombre de cigarettes fumées, et du poids.

 
Que montrent les résultats ? Parmi les 35 patients inclus, 40% rapportaient une augmentation de leur craving pour les produits sucrés. Cette augmentation, qui survenait dans la majorité des cas dès la fin de la 2ème semaine et qui se maintenait 45 jours plus tard, était spécifiquement constatée pour le sucre plutôt que pour l’alcool. Chez ces patients, on constatait une augmentation du stockage de ces produits sucrés dans leur chambre entre le début et la fin de l’hospitalisation, tandis que le craving pour l’alcool et la consommation de tabac diminuait. Ce craving accru était plus souvent lié à des envies de manger qu’à la faim. Le craving était également lié au fait d’avoir plus d’inquiétudes en fin de séjour. Dans le groupe avec un craving pour les produits sucrés, le poids augmentait mais de manière non significative. Enfin, il n’y avait pas de différences entre les deux groupes en termes de caractéristiques initiales (pas de différences à l’admission sur le plan de la sévérité du trouble de l’usage d’alcool, des niveaux de dépression ou d’anxiété, ou de l’âge).

Que nous apprend cette étude ? Tout d’abord, la survenue d’un craving pour les produits sucrés existe bien chez un certain nombre de patients dépendants de l’alcool. Le craving pour les bonbons et les glaces décrit par les Alcooliques Anonymes ne semble donc pas être un mythe. De plus, ce craving apparait bien spécifiquement au moment du sevrage et non pas avant. Il convient donc d’être attentif à l’évolution de la consommation de produits sucrés après sevrage en alcool. Il restera à éclaircir la question du pourquoi et des mécanismes sous-jacents ? S’agit-il d’un effet de substitution calorique, d’un transfert d’addiction ou d’une association fortuite ? Les éléments de cette étude tendent à démontrer qu’il ne s’agit pas d’une simple substitution calorique (les apports dépassent très largement les apports antérieurs de l’alcool). Pour aller plus loin dans la compréhension de possible transfert d’addiction, il serait intéressant de mesurer, outre la consommation et le craving pour le sucre, l’existence d’autres critères de troubles addictifs (i.e., Liking vs. Wanting, perte de contrôle, existence de dommages et poursuite malgré les dommages) et avec une durée de suivi plus longue. Il sera probablement intéressant d’élargir ces évaluations au-delà des produits sucrés, en intégrant d’autres aliments hautement palatables (i.e., aliments riches en graisse et/ou en sel), dont on sait qu’ils sont plus fréquemment associés à une prise de poids ou à une obésité.

On pourrait remarquer que l’effectif de la population est faible (35 patients). Néanmoins, on pourrait répondre à cette critique que l’existence d’un effet significatif malgré un effectif faible est justement en faveur de son importance clinique. De plus, le design longitudinal de l’étude permet d’apporter des éléments plus robustes qu’une étude transversale. Une fois ces résultats répliqués dans d’autres contextes (i.e., ambulatoire, autres lieux d’hospitalisation), l’enjeu sera ensuite de mieux caractériser le profil de ces patients : pourquoi certains vont aller vers le sucre et perdre le contrôle tandis que d’autres n’en auront pas besoin ? Comment expliquer ce comportement à partir d’une meilleure connaissance des différences inter-individuelles ? Cette étude fait partie d’un protocole translationnel avec un versant pré-clinique qui est en cours, et dont les résultats seront très intéressants et cruciaux pour mieux affiner notre compréhension des facteurs impliqués dans ce phénomène de possible transfert d’addiction. 

Par Paul Brunault 

Consulter en ligne