
L’idée selon laquelle certains aliments ultra-transformés, tels que les bonbons, les biscuits et les chips, peuvent créer une addiction suscite de plus en plus d’attention aux États-Unis et ailleurs. Au cours des deux dernières années, des audiences du Congrès ont abordé le rôle des aliments ultra-transformés et à risque addictif, dans l’augmentation des taux de maladies chroniques chez les enfants. En décembre 2024, un procès a été intenté à Philadelphie, accusant 11 entreprises d’aliments ultra-transformés de concevoir des produits alimentaires addictifs et de les commercialiser de manière agressive auprès des enfants.
Reflétant le consensus croissant selon lequel la science des addictions pourrait éclairer la politique alimentaire, la Food and Drug Administration (FDA) et les National Institutes of Health (NIH) des États-Unis ont annoncé une nouvelle initiative inspirée du programme réussi Tobacco Regulatory Science Program, qui réunira l’expertise des deux agences afin de « transformer la recherche sur la nutrition et l’alimentation ».
Le fait que certains aliments puissent déclencher un comportement addictif similaire à celui observé dans les troubles liés à l’usage de substances est accepté par de nombreux scientifiques spécialisés dans l’addiction et étayé par des preuves neurobiologiques puisque ces produits donnent des effets similaires aux drogues sur le circuit de la récompense. Pourtant, l’addiction aux aliments ultra-transformés n’est pas officiellement reconnue par les systèmes de classification médicale, notamment le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM) et la Classification internationale des maladies (CIM). Il s’agit là pour les auteurs d’une omission qui a des conséquences majeures pour la santé publique.
Selon eux, les preuves de l’addiction aux aliments ultra-transformés sont bien plus nombreuses que celles d’autres troubles reconnus dans le DSM5. Pourtant, certains scientifiques et cliniciens insistent sur le fait que davantage de preuves sont nécessaires avant que l’addiction aux aliments ultra-transformés puisse être reconnue, même comme un « trouble nécessitant des études supplémentaires », qui précède un diagnostic complet. Par exemple, le trouble lié à l’usage de caféine a été inclus dans l’annexe du DSM en tant que « trouble nécessitant des études supplémentaires » sur la base de neuf études transversales réalisées à partir de petits échantillons cliniques. Pour les auteurs, le trouble de l’usage d’aliments ultra-transformés devrait être soumise aux mêmes normes scientifiques que les autres diagnostics.
L’un des arguments contre un tel diagnostic est que, contrairement au tabac ou à l’alcool, les aliments ne peuvent pas créer de dépendance car ils sont nécessaires à la survie. Mais tous les aliments ne créent pas de phénomène de récompense aussi forte. Les aliments peu transformés, tels que les fruits, les légumes et les céréales complètes, ne sont que très peu voire pas associés à des schémas de consommation addictifs. Les gens ne deviennent pas addictes aux carottes ou au quinoa. Dans le contexte du système de récompense du cerveau, les auteurs affirment que les aliments ultra-transformés riches en sucres et en graisses ont plus de points communs avec les substances addictives qu’avec les aliments naturels.
Prenons l’exemple de la nicotine : pour augmenter son pouvoir addictif, les entreprises ont découvert qu’en la traitant avec des exhausteurs de goût et des additifs, et en la délivrant rapidement à fortes doses, elles obtenaient un produit hautement addictif et très rentable (les cigarettes). Ce processus est très similaire à celui qui permet de créer des aliments ultra-transformés addictifs. Les sucres et les graisses sont isolés de leurs formes naturelles, hautement concentrés, associés à des additifs qui améliorent le goût, la texture en bouche et l’absorption, puis vendus dans des emballages attrayants afin de renforcer le conditionnement. Tout comme une cigarette n’a que peu de points communs avec une feuille de tabac, un Oreo partage peu de caractéristiques avec le maïs et le soja à partir desquels il est fabriqué.
Si les produits alimentaires addictifs devaient être réglementés comme les substances addictives, une taxonomie plus détaillée serait nécessaire. Ce problème n’est pas propre à l’alimentation, mais commun à tous les produits réglementés, du tabac à l’alcool en passant par les dispositifs médicaux. Le terme « produits du tabac », par exemple, englobe des milliers de produits à base de tabac, de nicotine et de vapotage ayant des effets variés sur la santé et un potentiel addictif. En 2017, la FDA a publié une règle clarifiant quand les produits dérivés du tabac sont réglementés en tant que produits du tabac (les cigarettes, par exemple), médicaments (tels que les gommes à la nicotine) ou dispositifs. La FDA a également créé la base de données Searchable Tobacco Products, qui classe près de 17 000 produits du tabac en catégories (telles que les produits sans fumée) et sous-catégories (par exemple, le tabac à chiquer en vrac). Si la difficulté à identifier précisément les produits addictifs était un motif d’exclusion du DSM, la plupart des SUD ne seraient pas éligibles. Retarder la reconnaissance de la dépendance aux aliments ultra-transformés dans le but d’obtenir une taxonomie parfaite est inutile et incompatible avec le traitement des autres SUD.
Bien que des questions subsistent, la reconnaissance de l’addiction aux aliments ultra-transformés comme un trouble — ou, à tout le moins, comme une condition nécessitant des études supplémentaires — ouvre la voie à une amélioration de la prévention, des soins cliniques et des politiques. La communauté de la santé publique a joué un rôle de premier plan dans l’établissement des bases scientifiques et la reconnaissance de la dépendance au tabac, ainsi que dans le soutien à des mesures énergiques de lutte contre le tabagisme, telles que les taxes, les interdictions de commercialisation et les lois sur la qualité de l’air intérieur. Ces mesures ont protégé les enfants contre les pratiques prédatrices de l’industrie, amélioré l’efficacité de la prévention et du traitement, et sauvé d’innombrables vies.
Les auteurs affirment que nous sommes aujourd’hui confrontés à une crise de santé publique d’une ampleur encore plus grande, due à un environnement inondé d’aliments ultra-transformés bon marché, facilement accessibles et fortement commercialisés, conçus pour être irrésistibles. Compte tenu de la force des preuves scientifiques et de l’urgence des coûts pour la santé publique, ils exhortent la communauté scientifique et les décideurs politiques à reconnaître le potentiel addictif des aliments ultra-transformés et ses conséquences.
En savoir plus : https://www.nature.com/articles/s41591-025-03858-6
Par Benjamin ROLLAND