4 octobre 2024, au Sénat. Un petit groupe de jeunes gens se voit refuser l’entrée au Palais du Luxembourg. Ils connaissent bien les lieux, leur mise est impeccable, costume cravate et attaché-case, mais ils sont ce jour-là persona non grata. Il s’agit de représentants de cabinets d’affaires publiques, autrement dit de lobbyistes. Parmi eux, une jeune consultante du cabinet Anthenor, qui défend les intérêts de Vin et Société (association regroupant les producteurs et les négociants de vin français) et un consultant d’Influence Designers qui a notamment pour client Heineken et le syndicat professionnel Brasseurs de France.
Ces lobbyistes souhaitaient assister à un colloque organisé par le sénateur socialiste Bernard Jomier, médecin de profession, et par des associations, sur le thème de la fiscalité comportementale. Derrière ce terme énigmatique se cache l’ensemble des taxes qui visent à détourner les consommateurs de produits jugés nocifs comme l’alcool, le tabac ou encore le sucre. « Les lobbys s’étaient inscrits à ce colloque mais nous leur avions dit que nous ne voulions pas qu’ils viennent », se souvient Morgane Merat, de l’association Addictions France. « Ils se sont quand même présentés à l’entrée donc on a été contraints de leur demander de repartir ». « C’est vrai que c’est délicat de refouler quelqu’un en public », relate un autre témoin mais les associations ne voulaient pas ce jour-là être « espionnées ».
Lors de ce colloque auquel participaient les principaux acteurs de la santé publique (Direction générale de la santé et Santé publique France notamment), Addictions France devait effectivement dévoiler ses propositions pour alourdir la fiscalité sur l’alcool, dans le cadre du prochain budget de la sécurité sociale. « Les lobbyistes voulaient connaître en amont tous les amendements qu’on souhaitait déposer sur l’alcool, ce qui leur aurait permis d’anticiper et de proposer des contre amendements aux parlementaires », estime Morgane Merat. « Les cabinets d’affaires publiques sont experts en écriture d’argumentaires et ils sont beaucoup plus nombreux que nous ! »
Les cabinets en question démentent toute tentative de passage en force : « Il nous semble légitime que les principaux secteurs concernés par ces sujets puissent être informés des discussions pouvant impacter leurs activités », nous répond ainsi Influence Designers, pour qui leur présence à ce colloque aurait permis « d’enrichir le débat démocratique en intégrant une diversité de points de vue ».
Pas de taxe sur les bières fortes
Chaque automne, les alcooliers et les cabinets qui les représentent s’intéressent de près au projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) car c’est ce texte qui détermine si les taxes vont augmenter ou pas sur l’année à venir. C’est une période d’intense activité, en témoigne le mail que Brasseurs de France a adressé fin octobre à toutes ses brasseries adhérentes pour appeler à la mobilisation générale. Intitulé « Urgent et très important », on peut y lire ceci : « Les amendements nous concernant devraient être analysés aujourd’hui. Nous vous invitons à poursuivre votre mobilisation auprès de vos députés mais également auprès de vos sénateurs. Nous tenons à votre disposition un modèle de lettre à leur faire parvenir ».
Et de fait, un grand nombre de parlementaires a reçu un courrier de Brasseurs de France ou de l’un de ses adhérents. Dans leur ligne de mire, deux amendements adoptés en commission qui proposaient de taxer les bières fortes et les bières sucrées type « Desperados ». Concernant les bières fortes, le député LFI du Nord Ugo Bernalicis s’est opposé avec véhémence à toute taxation, lors du débat en séance plénière, ce qui a provoqué l’étonnement de ses collègues du Nouveau Front Populaire, hors LFI. « Vous allez taxer un certain nombre de brasseries artisanales qui font des bières à 8 ou 8,5 degrés », s’est emporté le député dans l’hémicycle. « Ce sont des produits de niche avec une consommation de gens qui sont raisonnables. On ne va pas se pinter la gueule avec une bière comme celle-là. Et pourtant, vous allez mettre ces brasseurs-là en difficulté. »
Interrogé pour savoir si le courrier de Brasseurs de France avait pu influer sur sa prise de parole, Ugo Bernalicis rétorque que « sa position était celle du groupe LFI », et que Brasseurs de France sont ses « interlocuteurs habituels », en tant que « vice-président du groupe d’études sur la filière brassicole à l’Assemblée nationale », jusqu’à la dissolution de juin 2024. « Ils m’ont contacté à ce moment-là [avant le vote de début novembre] pour me relayer le courrier qu’ils nous avaient envoyé sur nos boîtes mail. Voilà le maximum d’échanges qu’on a eus », affirme le député LFI, qui dit avoir soutenu « les brasseries artisanales en grande difficulté à cause de l’inflation et pas les brasseries industrielles ».
Des éléments de langage des lobbys
« On ne va pas se pinter la gueule avec ces bières-là » : cette petite phrase a en tous cas fait tiquer les acteurs de la santé publique qui sont nombreux, eux aussi, à suivre les débats du PLFSS. Elle fait écho à une autre prise de position remarquée, celle du rapporteur Yannick Neuder (Droite Républicaine), cardiologue de profession. Alors que le député écologiste Hendrick Davi soutenait un amendement pour étendre la « cotisation sécurité sociale » à tous les alcools, y compris au vin et à la bière qui en sont exemptés, le rapporteur du PLFSS a lâché au micro dans l’Hémicycle : « Je ne crois pas que les jeunes s’alcoolisent avec du Châteauneuf-du-Pape. Avant de vouloir attaquer le Châteauneuf-du-Pape, contrôlons déjà la vente d’alcool à nos plus jeunes, et arrêtons de taper sur nos viticulteurs ! »
Contacté pour qu’il précise sa position, Yannick Neuder nous explique qu’il a constaté durant sa carrière de médecin que « les personnes qui arrivent aux urgences ont en général consommé des alcools forts ou du vin en cubi, pas du vin en bouteille ni même de la bière artisanale ». « Le vin traditionnel est très souvent consommé avec modération lors des repas », ajoute Yannick Neuder qui précise qu’il n’y a « quasiment pas de vignobles » dans sa circonscription de l’Isère et qu’il n’a donc « aucun lien d’intérêt ».
Quoiqu’il en soit, cette prétendue spécificité du vin et des bières artisanales est régulièrement mise en avant par les lobbys vinicoles et brassicoles. Ils parlent « terroir », « patrimoine » et « culture ». « C’est là que le lobbying est efficace », constate Hendrick Davi. « Ils infusent parmi les élus des éléments de langage qui sont répétés à l’envi. Du genre ‘ce qui est mauvais pour la santé, ce sont les alcools forts, ce n’est ni le vin ni la bière' », poursuit le député écologiste. « Voilà le genre de discours que j’entends et je pense que certains de mes collègues y croient vraiment ».
Mais depuis sa circonscription des Bouches-du-Rhône, l’élu remarque que « des gens qui sont complètement alcoolisés au dernier degré, au vin rouge et à la bière, on en a dans toutes les villes. Ce n’est pas qu’à la vodka et au whisky qu’on se bourre la gueule malheureusement. » Les filières du vin et de la bière auront en tous cas eu gain de cause : pas de taxe sur les bières fortes et les bières sucrées, pas de « cotisation sécurité sociale ». « Cela aurait rapporté de l’argent à l’Assurance-Maladie qui en a bien besoin », déplore Hendrick Davi, qui rappelle que la consommation d’alcool provoque « 49 000 décès par an », selon le ministère de la Santé.
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