Et s’il était possible de concilier la bonne santé des Français et celle de la filière vitivinicole ? » Partie 3

Alcool

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[Partie 3 : Aspects politiques]

Le poids des lobbys

Avec un excédent de la balance commerciale de 11 milliards d’€ euros en 2018, le vin est le deuxième poste excédentaire après l’aéronautique et devant l’industrie du luxe. La filière vitivinicole forme donc un des plus puissants lobbys de notre pays. Il s’appuie notamment sur les groupes parlementaires des « élus de la vigne et du vin », soit (113 députés et 67 sénateurs) pour s’opposer systématiquement à toutes les mesures efficaces – celles de l’OMS – susceptibles à la fois de réduire la consommation et de limiter les dommages touchant les consommateurs à risque, problématiques et les alcoolodépendants (les 10 millions de français qui surconsomment).

En France, les actions de ce lobby ont abouti au « détricotage » progressif de la Loi Evin, notamment depuis 2008. Les alcooliers ont aussi réussi à s’imposer dans les plans nationaux de prévention au grand dam des spécialistes internationaux de santé publique. Calquée sur celles de l’industrie du tabac, leur stratégie contribue à biaiser la compréhension des risques sanitaires et sociaux, à réorienter les efforts de recherche aux dépens des projets les plus utiles, et finalement à freiner durablement l’introduction des mesures les plus efficaces[1].  Il est ainsi parvenu à bloquer toute augmentation de la fiscalité, et a surtout réussi à interdire la simple réflexion sur la taxation comportementale et donc la question du Prix Minimum Unitaire (la mesure 28 du plan stratégique sur les perspectives de la filière vitivinicole à l’horizon 2025 stipule « refuser toute application d’une fiscalité dite comportementale »[2].)

La politique de santé sous tutelle

La France dispose pourtant, bien entendu, d’un Plan National qui publie des données et choisit de mettre en œuvre plusieurs mesures. Mais nous pouvons d’ores et déjà affirmer que celles-ci n’auront que peu d’impact sur la consommation d’alcool et donc sur les dommages et la mortalité. Car la France fait tout pour ne pas adopter les mesures les plus efficaces de l’OMS. La réflexion sur l’intérêt du Prix Minimum par Unité est quasiment interdite. En son absence, nous assistons à l’adoption progressive de comportements de « binge drinking » chez les plus jeunes, soit la catégorie de consommateurs pour laquelle le Prix Unitaire à l’Unité aurait pourtant le plus d’effets, ce que reconnaissait déjà un document gouvernemental de 2013. [3]

En France, le « détricotage » de la Loi Evin se traduit depuis 2009 par un envahissement de la publicité sur le net et les réseaux sociaux utilisant sans vergogne les influenceurs. Elle se traduit aussi par le placement d’alcool dans les séries télévisées françaises qui exposent les jeunes à des scènes où l’alcool est présent trois fois plus souvent que dans les séries américaines[4].  Et depuis 2016, sous prétexte d’œnotourisme, on assiste à un relâchement progressif des contraintes portant sur les médias traditionnels, et même à une campagne de promotion du vin ciblant les enfants, de la maternelle au collège[5]. De plus, les restrictions réglementaires d’accès déjà votées ne sont pas appliquées : interdiction de ventes aux mineurs, interdiction des « happy hours » ou du dumping.

La France ne doit pas se contenter de restreindre sa politique à une simple analyse des consommations et à un effort d’information générale, certes louables, sur les repères et les risques. Tout gouvernement qui retarderait la mise en œuvre des mesures préconisées par l’OMS portera une lourde part de responsabilité dans l’absence de recul de la mortalité (accidents, suicides, maladies), la morbidité (maladies du foie, maladies cardiovasculaires, cancers) et les actes de violences en lien avec l’alcoolisation, notamment envers les femmes et les enfants.

Un nouveau modèle est possible et souhaitable

Il faut mettre en place un modèle qui permette de préserver, « en même temps », la santé des français et celle de la filière vitivinicole. Cela implique de redéfinir une stratégie équilibrée dont l’objectif sera d’appliquer les mesures qui permettent à la fois la modération de la consommation de tous les alcools (en particulier pour les consommateurs à risque, problématiques, et dépendants) et l’évolution vers une « premiumisation » de la consommation d’alcool (notamment de vin).

Cette politique devra mener à :

  • adopter rapidement les mesures efficaces et réinstaurer celles qui ont été « détricotées » depuis une dizaine d’années par trois gouvernements successifs (Loi Evin) ; et notamment l’encadrement beaucoup plus strict de la publicité – y compris sur Internet – afin de « dénormaliser » les incitations à la surconsommation qui visent actuellement plus particulièrement les jeunes,
  • engager une réflexion sur l’instauration d’un Prix Minimum à l’Unité d’alcool (ceci concernant évidemment tous les alcools : vins, bières, alcools forts…) pour contribuer à protéger la santé de la partie de la population la plus exposée : les jeunes et les gros buveurs en priorité,
  • réorienter les économies faites et les nouveaux revenus tirés des taxes et du recul des importations vers le financement de la prévention et des soins d’une part, et vers le soutien à la filière vitivinicole d’autre part, afin d’encourager une montée en gamme et une meilleure qualité, déjà recherchée par les viticulteurs les plus responsables.
  • Vouloir “défendre” à tout prix le “marché intérieur ” actuel, quelles que soient les conséquences sanitaires et sociales, n’est pas une option défendable. Le « consommer responsable » va s’imposer pour toutes les classes d’âge[6] et on note une évolution des mentalités vers le sain et le bio qui s’illustrent également par la forte progression de la consommation des boissons sans alcool.

Ainsi la France, tout en restant le pays des grands vignobles qui font à juste titre sa renommée, pourrait être la première à mettre à la fois en place une politique responsable et raisonnable auprès de sa population pour réduire la consommation de ceux qui consomment le plus et redonner ses chances au marché traditionnel. Le Prix minimum venant économiquement compenser les hectolitres d’alcool bas de gamme pour le bénéfice de tous.

[1] Rekve Dag, Banatvala Nicholas, Karpati Adam, Tarlton Dudley, Westerman Lucinda, Sperkova Kristina et al. Prioritizing action on alcohol for health and development BMJ 2019; 367 :l6162

[2] Etablissement national des produits de l’agriculture et de la mer (FranceAgriMer), doté d’un budget de 700 millions d’€ (127 millions pour le fonctionnement avec 1100 équivalent temps plein), il représente le bras armé de l’état pour le soutien de la filière vitivinicole. https://www.vitisphere.com/images_contenu/files/PlanStrat%C3%A9giqueVin.pdf

 

[3] L’impact de la fiscalité comportementale sur la consommation et la santé. Document de travail n°2013-01, Commissariat général à la stratégie et à la prospective, juin 2013. https://www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/atoms/files/fiscalite_comportementale_survey-pyc-final.pdf

[4] Alcohol in TV series popular with teens: a content analysis of TV series in France 22 years after a restrictive law . Boris Chapoton, Anne-Laure Werlen, Véronique Regnier Denois. https://academic.oup.com/eurpub/advance-article-abstract/doi/10.1093/eurpub/ckz163/5572147?redirectedFrom=fulltext

[5] Il s’agit « d’offres pédagogiques proposées par la filière viticole (Vin et Société) sur la découverte de la vigne, le cycle des vendanges et le métier de vigneron » destinés aux enfants de la maternelle au collège avec l’accord des rectorats de l’Education Nationale. Ils sont diffusés dans environ 800 classes des régions viticoles.

https://www.francetvinfo.fr/sante/prevention/lobby-du-vin-jusque-dans-les-ecoles_3211923.html

[6] Aux Etats-Unis, Allemagne et Australie par exemple : « le principal changement portera sur les quadras et les quinquas qui ont résisté jusqu’à présent… mais vont sauter sur le train de la modération ». Sharon Nagel, 7 tendances pour 2019, Vitisphère, Janvier 2019. https://www.vitisphere.com/actualite-88775-7-tendances-pour-2019.htm