Un bar en Ehpad : une bonne idée ou pas ?

Alcool

Depuis quelques mois, plusieurs articles de la presse quotidienne régionale ou nationale répètent positivement une expérience de bar en établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), comme lieu d’échange et de communication entre résidents, familles, visiteurs… dans des objectifs de socialisation, de maintien de l’insertion sociale voire de l’identité.

Si cette expérience n’a rien d’innovant, elle questionne le type de boisson proposée et vendue, souvent à prix modiques et la possibilité d’y trouver ou non des boissons alcoolisées, facilement accessibles pour des sujets très âgés, fragiles ou malades, que sont la grande majorité des résidents d’Ehpad.

Un débat presque passionnel s’est ensuivi sur certains réseaux sociaux, opposant autonomie, libre arbitre liberté de boire tout son saoul et mesures de prévention de surconsommations et usages à risques d’alcool ou offres uniquement centrées sur des boissons non alcooliques, en regard de la fragilité/vulnérabilité à l’alcool des résidents d’Ehpad.

Quels repères peut-on proposer, sans trancher le débat ni alimenter de polémique, mais rappeler les données sans angélisme négligent laissant les plus âgés s’alcooliser sans réserves quelles qu’en soi t les conséquences et  sans réduction des risques et des dommages de l’alcool (1), toujours utile, y compris en Ehpad ?

Des débits de boissons en Ehpad

La mise en place de bars, cafés, bistrots, troquets selon les appellations, en Ehpad, est une offre ancienne, proposée depuis des décennies selon les établissements, avec différents exemples recensés (liste non exhaustive) :

  • Le petit sourire (2000) dans l’Ain, tenu par des résidents, qui continue aujourd’hui.
  • Au bon café (2018), dans les Landes, avec un financement ARS, ouvert trois après-midis par semaine et géré par les résidents.
  • Le Bar des amis (2022), dans les hauts de France, avec une tireuse à Bière et où du vin est servi tous les jours de 16 à 18 h.
  • Chez les copains (2023), dans l’Yonne, où deux fois par mois le cafetier du village délocalise son activité et propose des boissons variées : café, soda, bière. La consommation d’alcool est dite très encadrée par le personnel soignant.
  • Un Café solidaire dans l’Hérault (2018), ou le Ples’ty Bar dans les Côtes-d’Armor (2018), Au bon vieux temps (2023), dans l’Aube
  • Jusqu’à Chez Georges (2023) dans la Somme, tenu par un aide-soignant, ouvert les après-midis cinq jours sur sept, qui ne sert que des boissons sans alcool.

Chaque expérience est souvent décrite comme innovante, présentant la procédure de mise en place et les bénéfices sur le quotidien des résidents en termes de rencontres, échanges, en dehors d’activités socio-thérapeutiques programmées (animation), dans une convivialité retrouvée. S’y ajoute une normalisation de la vie en Ehpad, une déstigmatisation de la vieillesse, recréant des liens intergénérationnels, ouvrant l’Ehpad vers l’extérieur, visiteurs ou consommateurs…

Des avantages sur le maintien d’identité, d’humanité voire de citoyenneté des résidents sont parfois avancés, difficilement récusables, mais sont-ils liés au lieu et à la rencontre ou au type de boisson consommé ?

Vieillir en Ehpad

Les Ehpad accueillent une minorité des tranches d’âges les plus élevées après 60 ans. Fin 2019, selon la DREES, 10 % des 75 ans et plus et à peine le tiers des plus de 90 ans ou plus vivaient en Ehpad, et 8 fois sur 10 en Ehpad.

Ce sont à 73 % des femmes (et 27 % des hommes), d’un âge médian de 88 ans, croissant au fil du temps, avec aussi des niveaux de dépendance croissants (85 % de GIR 1 à 4). Surtout ces résidents présentent en moyenne 7 à 8 pathologies différentes, essentiellement chroniques et de 86 à 93 % ont des troubles de cohérence (critère 1 de la grille AGGIR).

Il s’agit le plus souvent d’un dernier domicile, quand un quart des résidents sont entrés dans l’année et les sorties se font pour 2/3 par décès et 1/3 par mutation entre établissements (2).

Ce sont bien les plus âgés, malades (avec des troubles cognitifs), dépendants, fragiles et vulnérables, essentiellement dans les dernières années de leur vie qui sont en Ehpad. Ce sont aussi les plus susceptibles de développer des effets indésirables, des dommages lors de consommations de substances psychoactives, médicaments (prescrits ou non), et alcool (1).

S’ils ne relèvent pas seulement d’abord du sanitaire, pour bénéficier de projets de vie individualisés, ils méritent toutes les attentions afin de préserver leur qualité de vie, leur bien-être et éviter tout dommage ou souffrance surajoutée, notamment liées à l’alcool.

Alcool, vieillissement et RdRD

Pouvoir boire de l’alcool sans retenue quand on est vieux est un privilège visiblement accordé aux ainés, depuis les temps antiques et Platon qui aurait qualifié le vin de « lait des vieillards », « pour adoucir la rudesse de la vieillesse », envisagée comme une somme de déclin privée de plaisir jusqu’à la mort, selon Cicéron (3).

Bien d’autres auteurs ont ensuite abordé avec défaitisme le naufrage de la vieillesse, comme un déclin de la plupart des aptitudes et capacités, face à quoi et faute de mieux, une substance psychoactive pourrait amoindrir les souffrances accumulées. Cette histoire peut aussi éclairer la place envahissante des benzodiazépines chez les aînés, second agoniste de récepteurs GABAA avec l’alcool (4), dont la place a pu être envisagée comme une panacée il y a quelques décennies.

« Laissez-le boire celui qui va mourir » rapportait Véronique Nahoum-Grappe à propos de considérations soignantes sur des ainés surconsommant d’alcool (5). Cette formulation emblématique d’une négligence active envers les ainés et leur consommation d’alcool va refréner toute tentative de réflexion autour du sujet, comme toute tentative d’approche et d’évaluation des risques et dommages encourus pour l’usager âgé, comme s’il ne devait retirer que du plaisir à (trop) boire d’alcool, et qu’il deviendrait maltraitant de questionner cela avant même de le réguler.

Accès à l’alcool en Ehpad : un droit ou un risque ?

Si aucun argument ne peut sous-tendre ni justifier une simple interdiction de consommer ou d’introduire des boissons alcoolisées en Ehpad[1], établissement médico-social, lieu de vie et domicile par substitution (1), le soin gérontologique comprend aussi des aspects de prévention et de contrôle des risques en santé, y compris autour des consommations d’alcool. Boire de l’alcool n’est pas un soin pour des personnes âgées, ni préventif, ni curatif d’aucune pathologie ou souffrance.

L’Ehpad est un lieu protecteur offrant accompagnement et soins en regard des besoins des résidents accueillis, mais aussi de leurs incapacités. La mise en place d’un débit de boisson en Ehpad qui sert de l’alcool, justifie (comme ailleurs) de posséder un permis d’exploitation de débit de boisson (probablement licence III), le plus souvent auprès de la Préfecture de référence. Plus encore, organiser et autoriser institutionnellement un accès facilité et incontrôlé à des boissons alcooliques, sans réserve et à des prix modiques (moins de 1 euro), au seul prétexte de la vieillesse et de fin de vie supposée, apparait tout aussi peu défendable, car ouvrant favoriser des conduites à risque. Un espace clinique alcoologique et gérontologique existe entre ces deux extrêmes : il reste à investir.

RdRD alcool et avancée en âge : une impossible rencontre ?

La question de RdRD en Ehpad a bénéficié de récentes recommandations de la Haute autorité de santé en 2022 (6). La seconde de ces recommandations concerne la proposition un cadre d’accompagnement protecteur, qui peut aller jusqu’à envisager une cogestion des consommations, dans un environnement favorisant le bien-être et la sécurité des personnes. La mise en place d’actions de prévention à partir des besoins repérés dans les projets personnalisés d’accompagnement est aussi formulée (6).

Plus largement, la réduction des risques et des dommages associée à la consommation d’alcool avait bénéficié de différentes recommandations : de l’Inserm en 2021 (7), qui n’abordent que peu les plus âgés (après 50 ans et seulement jusqu’à 75 ans), pour insister sur d’autres populations : adolescents et jeunes adultes, femmes… Ces recommandations n’intègrent pas les abaissements de niveaux de risques retenus par différentes sociétés gériatriques françaises ou nord-américaines dans les prévalences d’usage à risque (8) : les sous-estimant de ce fait. Ce document insiste cependant sur l’intérêt en prévention primaire du mésusage d’alcool, d’actions sur la restriction de l’offre et les prix, ainsi que sur la limitation de la demande d’alcool. Il recommande une restriction du nombre de débits de boissons alcoolisées, la limitation de l’accès à l’alcool et la réduction de son attractivité… (7).

Auparavant, le rapport d’orientation et recommandations de la commission d’audition publique : Réduction des risques et des dommages liés aux conduites addictives, à l’initiative de la Fédération Française d’Addictologie (FFA) de 2016 consacrait une partie à l’alcool, et aux spécificités selon les usagers, notamment âgés, y compris en Ehpad, tout en soulignant l’absence d’outils ou de dispositifs adaptés à cette population. Les ainés n’apparaissent plus ensuite parmi les publics spécifiques dans les recommandations, pour des considérations centrées sur d’autres substances psychoactives que l’alcool (illicites) et les plus jeunes… (9)

Malgré tous ces référentiels récents, diffusés, la vieillesse, antichambre supposée de la mort, semble maintenir une capacité à s’exonérer de prévention et de RdRD alcool, niant toutes les fragilités cumulées, d’autant plus nombreuses que l’on vit en Ehapd.

Conclusion

La discussion de ces données ne peut ni ne doit devenir polémique, et ne veut aliment aucune confrontation de point de vue entre une supposé prohibitionnisme liberticide attribué aux addictologues (ou approches sanitaires en général), et humanisme bienveillant d’accompagnants en gérontologie, méconnaissant ces données et surtout les paroles d’usagers et d’alcool âgés, chez qui la souffrance alcoolique n’est jamais moindre. Rappelons qu’à propos d’alcool : « la dépendance n’est pas plus rose quand on a des cheveux blancs » (10).

Le Bar en Ehpad peut être une initiative heureuse, parmi d’autres offres d’animation, c’est-à-dire d’action de redonner de la vie dans un lieu marqué par la mort et valoriser des échanges ouverts vers l’extérieur, intergénérationnels, décalés du seul soin. Inversement à cette occasion, l’usage d’alcool même modéré est d’emblée une conduite à risque pour les populations accueillies. Ensuite, reste à savoir si son développement relève d’un choix actif, plutôt que de le laisser se développer par négligence, quelles qu’en soient les motivations ou les conséquences.

Références

  1. Menecier P, Maisondieu J. Soins, alcool et personnes âgées : se positionner pour coconstruire. Chronique Sociale. Lyon ; 2019. 207 p.
  2. Balavoine A. Des résidents de plus en plus âgés et dépendants dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées : Premiers résultats de l’enquête EHPA 2019. DREES : Études et Résultats. 2022;(1237):1‑8.
  3. Menecier P, Gonnet F. Les aînés et l’alcool. Toulouse : Érès ; 2010. 232 p.
  4. Vodovar D, Laborde-Casterot H, Nisse P, Daveluy A, Dufayet L, Langrand J. Intoxications par les agonistes des récepteurs GABA : aspects pharmacologiques, toxicologiques et épidémiologiques. Revue francophone des laboratoires. 2019;(517):30‑5.
  5. Nahoum-Grappe V. Vertige de l’ivresse : alcool et lien social. Paris : Descartes ; 2010. 252 p.
  6. Haute Autorité de Santé HAS. Prévention des addictions et réduction des risques et des dommages (RdRD) dans les établissements et services sociaux et médico-sociaux (ESSMS) [Internet]. Saint-Denis La Plaine ; 2022. Disponible sur : https://www.has-sante.fr/jcms/p_3218478/fr/prevention-des-addictions-et-reduction-des-risques-et-des-dommages-rdrd-dans-les-etablissements-et-services-sociaux-et-medico-sociaux-essms
  7. INSERM. Expertise collective : Réduction des dommages associés à la consommation d’alcool ; synthèse et recommandations [Internet]. 2021 [cité 21 juin 2021]. Disponible sur : https://www.inserm.fr/sites/default/files/2021-05/Inserm_ExpertiseCollective_Alcool2021_Synthese.pdf
  8. Paille F, SFA, SFGG. Personnes âgées et consommation d’alcool. Alcoologie et Addictologie. 2014;36(1):61‑72.
  9. Fédération Française d’Addictologie. Réduction des risques et des dommages liés aux conduites addictives. Audition publique. Rapport d’orientation et Recommandations de la Commission d’audition. Alcoologie et Addictologie. 2016;38(2):121‑33.

10. Dubreuil D. Vieillesse et dépendances, santé des personnes âgées. Forum. 2011;45(18):3.

[1] « Aucune disposition spécifique aux ESSMS – établissements et services sociaux et médico-sociaux ne prévoir l’interdiction de consommer et/ou détenir de l’alcool dans leur enceinte » rappelle l’HAS en 2022 (6).

Pascal MENECIER, médecin addictologue, docteur en Psychologie

Centre hospitalier de Mâcon & Université Lumière Lyon 2, laboratoire Diphe

pamenecier@ch-macon.fr