Conseil d’Etat, décision du 8 juillet 2019, Société Punch Powerglide Strasbourg, n° 420434, B.
Il est donc désormais possible pour une entreprise d’imposer via son règlement intérieur une interdiction totale de l’alcool : interdiction de pénétrer dans l’entreprise avec de l’alcool, interdiction totale de travailler après avoir bu, même en dehors de l’entreprise et même un seul verre, ou encore de boire sur le lieu de travail, quel que soit le taux d’alcool de la boisson absorbée.
Tout est parti d’un litige opposant l’inspection du travail à une société (Punch Powerglide) de Strasbourg désirant insérer dans son règlement l’interdiction de consommation totale d’alcool pour une liste de métiers à risque, figurant en annexe du règlement. L’inspection du travail a exigé le retrait de cette interdiction, au motif que celle-ci constituait une violation de la liberté individuelle des salariés, en se fondant sur l’article L.1321-3 du code du travail, qui stipule que « le règlement intérieur ne peut contenir (…) des dispositions apportant aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas justifiés par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnés au but recherché ».
Contestant cette décision, l’entreprise avait saisi la justice administrative, dont le Conseil d’Etat est l’instance supérieure. Après le tribunal administratif, puis la cour d’appel administrative (Nancy) qui avaient confirmé la décision de retrait, le Conseil d’Etat, pour trancher, s’est basé sur différents articles du code du travail énonçant que l’employeur est tenu d’une obligation générale de prévention des risques professionnels et dont la responsabilité, y compris pénale, peut être engagée en cas d’accident. Il cite l’article R4228-21 précisant que « l’employeur prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs ».
Le Conseil d’Etat conclut qu’« A ce titre, l’employeur peut, lorsque la consommation de boissons alcoolisées est susceptible de porter atteinte à la sécurité et à la santé des travailleurs, prendre des mesures, proportionnées au but recherché, limitant voire interdisant cette consommation sur le lieu de travail. En cas de danger particulièrement élevé pour les salariés ou pour les tiers, il peut également interdire toute imprégnation alcoolique des salariés concernés. »
Jusqu’à présent, le Conseil d’Etat considérait que la liberté individuelle primait sur la sécurité. En effet depuis un arrêt du 12 novembre 2002 (affaire Caterpillar France), la position constante était qu’interdire la consommation de boissons alcoolisées dans l’entreprise, y compris dans les cafeterias, au moment des repas et pendant toute autre manifestation organisée en dehors des repas n’était pas juridiquement fondé, parce que trop général et absolu. Précisons que ce nouvel arrêt du CE a été rendu possible notamment grâce à l’ajout en 2014 d’un alinéa 2 à l’article R 4228-20 du code du travail : s’inscrivant dans le cadre du plan national 2013-2017 de lutte contre les drogues et les conduites addictives et visant à faire évoluer la jurisprudence interdisant d’interdire, cet alinéa 2 énonce que « Lorsque la consommation de boissons alcoolisées, dans les conditions fixées au premier alinéa, est susceptible de porter atteinte à la sécurité et la santé physique et mentale des travailleurs, l’employeur, en application de l’article L. 4121-1 du code du travail, prévoit dans le règlement intérieur ou, à défaut, par note de service les mesures permettant de protéger la santé et la sécurité des travailleurs et de prévenir tout risque d’accident. Ces mesures, qui peuvent notamment prendre la forme d’une limitation voire d’une interdiction de cette consommation, doivent être proportionnées au but recherché. »
En conclusion, sans viser expressément cette modification réglementaire mais en cohérence avec elle en faisant une place plus grande aux impératifs de santé et de sécurité par rapport aux enjeux de liberté individuelle, cet arrêt du Conseil d’Etat opère un basculement juridique. Celui-ci autorise l’employeur à prendre, en cas de danger élevé, toute mesure préventive nécessaire, jusqu’à « interdire toute imprégnation alcoolique des salariés concernés ». Or l’enjeu de prévention est considérable : rappelons que l’alcool est en France la deuxième cause de mortalité évitable (49 000 morts par an, dans un silence assourdissant) et que le monde du travail n’est pas épargné par ce fléau qui souvent reste tabou.
Un article rédigé par Christian Lenoir, Inspecteur général honoraire des affaires sociales