Laurent Karila, Université Paris-Saclay; Amine Benyamina, AP-HP et Nicolas Authier, Université Clermont Auvergne (UCA)
Le mouvement #BalanceTonBar, lancé en Belgique, prend de plus en plus d’ampleur en France et en Europe. Sous ce hashtag sont rassemblés quantité de témoignages de personnes violées après qu’une substance capable d’abolir le discernement a été versée dans leur boisson, généralement au cours de soirées dans des bars, des clubs ou des fêtes étudiantes.
Les agresseurs sexuels ont recours à divers composés pour droguer leurs victimes : alcool, anxiolytiques tels que les benzodiazépines (plus connues sous leurs appellations commerciales : Rivotril, Xanax, Rohypnol…), analgésiques comme la kétamine, voire les antihistaminiques. Mais l’une des substances fréquemment utilisées est l’acide gamma-hydroxybutyrique (gamma-hydroxy-butyrate ou GHB), aussi appelé « G » ou « ecstasy liquide ».
Interdit à la vente, cet agent de soumission chimique a été remplacé par une autre molécule, le gamma-butyrolactone (GBL), qui se transforme en GHB une fois ingérée. Mais dans les deux cas, les conséquences pour la santé peuvent être graves, au-delà de l’agression en elle-même.
De la salle d’opération à la salle de musculation
Le GHB a été synthétisé pour la première fois en 1874 par le chimiste russe Aleksandr Mikhaïlovitch Zaïtsev, mais ce n’est que dans les années 1960 que ses effets commenceront à être étudiés, par le chirurgien et neurobiologiste Henri Laborit. Le scientifique travaillait alors sur l’acide gamma-amino-butyrique (GABA) neurotransmetteur (messager chimique) présent dans le cerveau des mammifères, dont on sait aujourd’hui que l’une des fonctions est d’inhiber l’activité cérébrale.
Pour les besoins de leurs travaux, Laborit et ses collaborateurs produisent du GHB. Rapidement, les chercheurs s’aperçoivent que celui-ci modifie l’activité cérébrale, en raison de sa structure proche de celle du neurotransmetteur GABA. En 1963, Samuel P. Bessman et William N. Fishbein découvrent que le GHB est naturellement présent, en faible concentration, dans le cerveau.
Le GHB bénéficie alors d’un intérêt considérable de la part de la communauté médicale, car il présente des propriétés anesthésiques dénuées d’effets indésirables sévères. Son utilisation se répand à l’hôpital, mais ne dure qu’un temps : après un apport incontesté à l’anesthésie, il s’efface lentement de la scène opératoire, car ses propriétés analgésiques sont relativement faibles, et parce que des molécules plus efficaces sont mises au point.
Mais l’histoire du GHB ne s’arrête pas là. À partir des années 1980, pour contourner l’interdiction de vente au public des stéroïdes anabolisants, des laboratoires commencent à commercialiser le GHB. Vendu aux gens qui souhaitent maigrir pour ses pseudopropriétés de « brûleur de graisse », on vante aussi ses prétendues propriétés inductrices de l’hormone de croissance, hypnotiques, ou ses effets « anti-âge », qui seraient en lien avec ses propriétés antioxydantes.
Aux États-Unis et en Europe, le GHB devient alors un produit largement disponible dans les salles de sport, en parapharmacie ou par correspondance.
De drogue de la fête à drogue de l’agression sexuelle
Quelques années plus tard, un nouvel usage du GHB se développe, festif. Il accompagne la montée en puissance du courant musical électronique, surtout dans le milieu gay. Facile à administrer, doté de propriétés amnésiantes et de désinhibition sexuelle, dépresseur du système nerveux central… Les caractéristiques du GHB – potentialisées par les effets de l’alcool – en font un agent de soumission chimique idéal. Le public découvre alors son existence via les médias : le GHB fait alors les gros titres, c’est la « drogue du viol ».
Classé comme stupéfiant depuis 1999, le GHB est ajouté en mars 2001 au tableau IV de la Convention des Nations unies sur les substances psychotropes. Les États membres de l’Union européenne se retrouvent alors dans l’obligation de contrôler cette molécule. Jusqu’alors très ouvert, le marché du GHB se retrouve restreint : la molécule n’est plus disponible légalement à la vente dans le commerce. Elle devient en outre très difficile à se procurer sur Internet, depuis son interdiction internationale.
Mais ce n’est pas le cas d’un autre composé, le gamma-butyrolactone. Utilisée comme solvant industriel, cette molécule est un précurseur du GHB. Autrement dit, une fois absorbée, elle se transforme dans l’organisme principalement en GHB, sous l’effet du métabolisme. La prise de GBL entraîne donc les mêmes effets que celle du GHB.
À partir de 2006, l’usage détourné du GBL remplace progressivement celui du GHB : entre 2005 et 2011, plus de 200 cas d’intoxication à la GBL ont été identifiés en France par les réseaux de toxicovigilance et d’addictovigilance.
À l’heure actuelle, le GBL n’est pas classé comme stupéfiant, cependant la France a décidé d’interdire par arrêté du 2 septembre 2011 sa vente et sa cession au public (ainsi que celle du 1,4 butanediol (1,4-BD)1, qui entre aussi dans la fabrication du GHB).
À quoi ressemblent ces substances ?
Le GHB se présente le plus souvent sous forme liquide, mais existe aussi en poudre. Inodore, incolore, de goût amer, il est généralement bu avec de l’eau, mélangé à du sirop ou avec du jus de fruits.
Deux médicaments contiennent du GHB : le Gamma-OH, utilisé en complément de l’anesthésie générale et le Xyrem, indiqué dans le traitement de la narcolepsie.
Le GBL se présente quant à lui sous la forme d’un liquide visqueux incolore. Il s’agit d’un produit chimique très acide, utilisé dans l’industrie comme solvant ou décapant pour les peintures, voire comme nettoyant pour parquet.
Les produits et effets recherchés
Il est important de noter que les effets du GHB sont dose-dépendants.
Aux alentours de 0,5 g, le GHB agit comme l’alcool et les benzodiazépines : les personnes qui en absorbent expérimentent une sensation de chaleur, se relaxent, et se désinhibent.
Entre 1 et 2 g, vient l’ivresse, l’impression de bien-être, ainsi qu’une plus grande facilité de la communication. La capacité érectile est augmentée, tout comme la durée et la qualité des orgasmes. Les utilisateurs qui prennent du GHB cherchent à stimuler l’envie sexuelle, ainsi qu’à intensifier les sensations de l’acte. Mais à ces doses, la prise de GHB altère le niveau de conscience et entraîne une perte de contrôle. Ces effets se traduisent par une amnésie, une sensibilité accrue, voire une intolérance, à la lumière (photophobie), une perte de coordination des muscles des bras et des jambes (ataxie) et des vertiges.
De 2 à 4 g, l’utilisateur tombe dans un coma léger. Au-delà de 4 g, c’est le coma profond, et le risque d’overdose, ou « G-Hole ». Ce coma profond non réactif est associé à une diminution du rythme cardiaque (bradycardie) et de la température corporelle (hypothermie), à des vomissements, à une détresse respiratoire et à des manifestations neurologiques.
La prise de GHB augmente également les effets négatifs des autres drogues psychostimulantes. Les effets du GHB débutent 15 à 30 minutes après l’usage et durent entre 2 et 4 heures. Le GBL a les mêmes effets psychoactifs que le GHB, mais ils surviennent plus rapidement, en 15 à 20 minutes, et durent un peu moins longtemps (1 à 2 heures environ).
Une des raisons du succès de ces drogues est l’absence de phénomène de « descente ». Entre 2014 et 2017, la proportion des cas de comas liés au GHB/GBL dans l’ensemble des cas de comas liés à l’usage de drogues (hors alcool) a doublé, passant de 13 % à 27 %.
Risques et dommages liés au GHB/GBL
De nombreux cas de décès en lien direct avec la prise de GHB ou de GBL ont été rapportés.
La grande majorité des ingestions volontaires de GBL concernent de jeunes adultes qui consomment ces produits non seulement dans des lieux festifs variés, mais aussi à domicile. Outre le fait que le GBL peut provoquer des irritations cutanées s’il entre en contact avec la peau, les conséquences de ces prises sont nombreuses.
Elles se traduisent notamment par des signes neurologiques tels que des maux de tête, des troubles de la conscience, des vertiges, une diminution des réflexes, des troubles du langage, une perte de coordination, des mouvements anormaux, des crampes, une vision double, et des pupilles dilatées ou serrées.
Le système digestif est également touché, les consommateurs expérimentant une accélération de leur transit intestinal, des vomissements, et une inflammation de la muqueuse de l’estomac (gastrite). Ils ont également des difficultés respiratoires, et peuvent être victimes d’une hypertension artérielle transitoire et d’une diminution de leur rythme cardiaque (bradycardie).
Comme mentionné précédemment, le GHB (et donc le GBL) aggrave les effets sédatifs des autres drogues. Les cas de décès ont surtout été décrits suite à des polyintoxications impliquant par exemple l’alcool ou les benzodiazépines. Pour cette raison, il faut toujours rechercher des traces de prise d’autres drogues en cas d’intoxication au GBL/GHB.
La consommation de ces substances s’accompagne aussi de risques psychiatriques. Les personnes qui les ingèrent peuvent être victimes de crises d’angoisse aiguë, de troubles délirants aigus, de troubles cognitifs. Elles peuvent aussi développer des tendances dépressives, suicidaires ou paranoïaques, se comporter agressivement… Enfin, elles risquent l’addiction, laquelle s’accompagne d’un syndrome de sevrage pouvant aller jusqu’au delirium tremens.
Par ailleurs, l’ingestion de GBL comme celle de GHB exposent les consommateurs à de nombreux dangers. Elle augmente la prise de risque et donc la probabilité d’être victime d’agressions sexuelles ou de contracter des infections sexuellement transmissibles. Elle peut aussi résulter en une moindre observance des traitements antirétroviraux destinés à lutter contre le VIH. À ce propos, certains traitements médicamenteux (antirétroviraux, inhibiteurs des protéases) peuvent interagir avec le métabolisme du GBL et augmenter significativement sa concentration sanguine, ce qui accroît le risque de surdosage.
Comment réduire les risques et les complications ?
La principale mesure pour réduire le risque de consommation involontaire de GBL et de GHB est de ne jamais laisser son verre sans surveillance lorsqu’on participe à une soirée.
Pour les personnes qui consomment volontairement ces substances, outre la gestion de l’addiction et du syndrome de sevrage, certaines mesures de réduction des risques doivent être appliquées : ne jamais consommer seul, doser correctement le produit avec une seringue non sertie (sans aiguille) ou un doseur à GHB, espacer les prises d’un délai minimum de deux heures, ne pas mélanger ces substances à l’alcool ou à d’autres drogues. Et bien entendu, mettre en place les mesures de prévention sexuelle nécessaire, et s’être assuré (avant la prise…) du consentement sexuel de ses partenaires…
Rappelons que sur le plan médico-légal, le détournement du GHB à des fins récréatives est interdit et expose au risque de poursuites judiciaires. Il en est de même pour le GBL, produit légal, mais contrôlé. Les sanctions pénales prévues en cas de vente ou de cession au public de GBL ou de GHB sont de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende.
Laurent Karila, Professeur d’Addictologie et de Psychiatrie, Membre de l’Unité de Recherche PSYCOMADD, Université Paris-Saclay; Amine Benyamina, Amine Benyamina, professeur de psychiatrie et addictologie, président de la Fédération Française d’Addictologie, AP-HP et Nicolas Authier, Professeur des universités, médecin, Inserm 1107, Université Clermont Auvergne et CHU Clermont-Ferrand, Université Clermont Auvergne (UCA)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.