“Free will and the brain disease model of addiction” (Eric Racine) : l’impact exagéré de la conception de l’addiction comme maladie cérébrale sur la diminution de la responsabilité des personnes addictes.

Comme dans l’article de Hanna Pickard, « The puzzle of addiction », Éric Racine et ses collègues s’interrogent sur le primat accordé à la conception de l’addiction comme maladie cérébrale. Ils mettent en avant un autre aspect du caractère séduisant de cette conception1 : elle permettrait de réduire le stigma envers les personnes addictes, en réduisant leur responsabilité.

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Comme dans l’article de Hanna Pickard, « The puzzle of addiction », Éric Racine et ses collègues s’interrogent sur le primat accordé à la conception de l’addiction comme maladie cérébrale. Ils mettent en avant un autre aspect du caractère séduisant de cette conception1 : elle permettrait de réduire le stigma envers les personnes addictes, en réduisant leur responsabilité. En effet, en localisant la cause de l’addiction dans le cerveau, la théorie de la maladie cérébrale (TMC) réduirait le libre arbitre des personnes addictes puisque, dans une conception rétributiviste de la responsabilité, si les personnes ne disposent pas de la possibilité d’agir autrement (ce qui est la définition classique du libre arbitre), alors elles ne sont pas responsables
de leurs actes. L’entreprise de médicalisation de l’addiction, qui va de pair avec une volonté de déstigmatisation envers celle-ci, est d’ailleurs fondée, même avant la survenue de la TMC au milieu des années 1990, sur l’idée selon laquelle, dans l’addiction, les personnes ont perdu leur liberté2. La TMC n’affirme donc rien de nouveau mais c’est sa radicalité qui fait d’elle une conception novatrice et particulièrement séduisante dans son entreprise de déresponsabilisation et de déstigmatisation : avec elle, l’addiction ne serait absolument pas une question de « volonté » ou de « faute » des individus, mais bien une « maladie chronique, compulsive, avec possibilité de rechute ».

Mais cet impact sur le jugement moral envers les personnes addictes est-il réel ou seulement supposé ? La TMC participe-t-elle vraiment à diminuer le blâme souvent témoigné aux personnes souffrant d’addiction ? Et plus précisément, quel vecteur d’information à propos de la TMC est-il le plus susceptible d’agir sur l’esprit des personnes ?

C’est pour progresser dans la résolution de ces questions que le chercheur en Neuroéthique Éric Racine et ses collègues ont entrepris une vaste étude de psychologie visant à tester les représentations des personnes à propos de l’addiction, celles-ci étant exposées ou non à de l’information sur la TMC. A cet égard, il peut être intéressant de dire un mot à propos de cette discipline neuve qu’est la Neuroéthique : née aux alentours des années 2000, un des deux buts principaux3 de cette discipline est d’envisager les implications éthiques des bouleversements apportés par les neurosciences à nos conceptions de nous-mêmes, de notre C’est pour progresser dans la résolution de ces questions que le chercheur en Neuroéthique Éric Racine et ses collègues ont entrepris une vaste étude de psychologie visant à tester les représentations des personnes à propos de l’addiction, celles-ci étant exposées ou non à de l’information sur la TMC.

A cet égard, il peut être intéressant de dire un mot à propos de cette discipline neuve qu’est la Neuroéthique : née aux alentours des années 2000, un des deux buts principaux3 de cette discipline est d’envisager les implications éthiques des bouleversements apportés par les neurosciences à nos conceptions de nous-mêmes, de notre façon d’agir ou encore de notre libre arbitre. Se demander quel est l’impact d’une conception neuroscientifique de l’addiction sur la manière dont la plupart des gens perçoivent le libre arbitre et la responsabilité des personnes engagées dans une conduite addictive semble bien un problème neuroéthique pertinent.

Au terme de l’étude, dirigée par cinq questions principales envisageant la question de la responsabilité sous ses multiples facettes, l’équipe de E. Racine en vient finalement à la conclusion selon laquelle l’impact extrêmement favorable pour les personnes addictes de la TMC serait exagéré. En fin de compte, seule une combinaison d’informations textuelles et d’images issues de la neuroimagerie permettrait d’atténuer légèrement l’aspect volontaire de l’addiction à la cocaïne. Le texte seul, ou même les neuroimages seules, seraient insuffisants et en outre, d’autres caractéristiques comme l’éducation, participent à la diminution des jugements de blâme à l’égard des personnes addictes.

En somme, il est de plus en plus fréquent – et cela semble une très bonne chose – de voir le champ des neurosciences réinvesti par des questionnements éthiques et des investigations relevant de la psychologie ou de la sociologie. A cet égard, le thème des représentations et du jugement à l’égard des personnes addictes est selon nous crucial et mérite d’être poursuivi. Il pourrait notamment être traité à partir d’une autre question : si les conceptions radicales de la maladie addictive – comme celle véhiculée par la TMC – n’ont pas véritablement d’impact positif quant à une déstigmatisation des personnes addictes, quelles conséquences aurait au contraire une conception plus souple de la pathologie, compatible avec
une certaine forme d’agentivité, qui semble correspondre davantage à l’idée que nous pouvons avoir de la condition addictive. Il resterait alors un travail à faire, en termes d’évolution des mentalités, pour dissocier l’imputation de blâme (jugement moral) et celle de responsabilité (due à notre agentivité, le simple fait que nous soyons auteur de nos actes. C’est à ce genre de travail qu’une partie des études en neuroéthique et philosophie de l’addiction sont aujourd’hui dévolues.

Par Mélanie Trouessin, docteure en philosophie, ENS de Lyon.

1 Dans l’article de H. Pickard, « The puzzle of addiction », il s’agissait de montrer que la conception de l’addiction comme maladie cérébrale séduit parce qu’elle permet de résoudre l’énigme (puzzle) de cette conduite volontairement et intentionnellement autodestructrice qu’est l’addiction.
2 Par exemple pour Pierre Fouquet, l’alcoolisme se signale par une « perte de la liberté de s’abstenir de consommer de l’alcool » (Lettres aux alcooliques, 1956).
3 L’autre but étant de réfléchir à des problèmes éthiques issus des avancées elles-mêmes des neurosciences ; par exemple, quel usage devons-nous avoir de la neuro-imagerie ? Pouvons-nous moralement construire des appareils nous permettant de « lire dans nos pensées » ? etc.
1 Dans l’article de H. Pickard, « The puzzle of addiction », il s’agissait de montrer que la conception de
l’addiction comme maladie cérébrale séduit parce qu’elle permet de résoudre l’énigme (puzzle) de cette conduite volontairement et intentionnellement autodestructrice qu’est l’addiction.
2 Par exemple pour Pierre Fouquet, l’alcoolisme se signale par une « perte de la liberté de s’abstenir de
consommer de l’alcool » (Lettres aux alcooliques, 1956).
3 L’autre but étant de réfléchir à des problèmes éthiques issus des avancées elles-mêmes des neurosciences ; par exemple, quel usage devons-nous avoir de la neuro-imagerie ? Pouvons-nous moralement construire des appareils nous permettant de « lire dans nos pensées » ? etc.
4 Dans cette perspective, notre thèse de doctorat (« L’addiction comme pathologie de la volonté : repenser l’impuissance de la volonté à la lumière des sciences cognitives ») avait pour but, entre autres, d’envisager l’addiction au sein d’une conception souple de la pathologie, compatible avec l’agentivité des personnes, qui ne peut pas être niée, à la fois pour comprendre l’engagement dans une conduite addictive et pour présupposer qu’une sortie hors de l’addiction est possible. En partenariat avec une équipe interdisciplinaire (psychologie, anthropologie, philosophie & médecine, nous avons monté un projet concernant l’ « Impact des discours scientifiques sur la stigmatisation des personnes addictes », qui vient d’être accepté par le comité des Sciences de l’Homme-Alsace. Ce projet doit se mettre en place sur 2 ans et doit viser un type similaire d’expériences à celles mises en place par E. Racine et ses collègues, en élargissant les types de conceptions de l’addiction testées.

 

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