L’addiction : un apprentissage et non une maladie ? Un article d’opinion dans Le New England Journal of Medicine.

Dans un article publié dans le New England Journal of Medicine, Marc Lewis, chercheur reconnu dans le domaine de l’addiction, émet l’hypothèse que l’addiction ne serait en fait qu’un comportement non pathologique d’apprentissage.

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Dans un article publié dans le New England Journal of Medicine, Marc Lewis, chercheur reconnu dans le domaine de l’addiction, émet l’hypothèse que l’addiction ne serait en fait qu’un comportement non pathologique d’apprentissage. Il remet ainsi en question le modèle de l’addiction en tant que « maladie » et propose au contraire un modèle d’apprentissage normal menant aux comportements addictifs. Il souligne en outre la nécessité d’un modèle plus intégratif, avec valorisation de la dimension sociale de l’addiction.

La proposition d’un modèle pathologique de l’addiction a pu diminuer la stigmatisation morale des comportements addictifs qui pouvaient être vus (et qui peuvent l’être toujours) comme « sales », « faibles », et dépendant en fait de la simple volonté des personnes concernées. Cependant, l’auteur avance que ce modèle « pathologique » de l’addiction n’a fait en réalité que remplacer une stigmatisation par une autre, celle de l’anomalie morale vers celle de l’anomalie médicale, pouvant ainsi réduire les possibilités d’amélioration sans aide médicale. Il avance que ce modèle pathologique risque d’enfermer les personnes dans une idée de fatalité chronique de ce diagnostic pouvant diminuer l’espoir d’être guéri de leur pathologie, d’autant plus s’ils restent seuls et sans aide médicale. Or, selon l’auteur, la démarche de soin dans un cadre « pathologique »passe nécessairement par une prise en charge médicale, avec des patients qui peuvent se décharger de leur part de responsabilité dans le soin, et notamment les médicaments. Marc Lewis pense que ce cadre nosologique privilégie une approche centrée sur le médicament, au détriment des approches psychothérapeutiques.

Lewis développe alors son argumentaire autour de la notion de « l’apprentissage » de l’addiction, et questionne ainsi quatre grands points physiopathologiques apportés par les neurosciences sur le sujet: 1) le rôle compulsif et automatique du comportement addictif, 2) la déconnexion entre le cortex préfrontal et le striatum, 3) la sensibilisation à un signal en lien avec le comportement addictif, puis enfin 4) la désensibilisation aux récompenses naturelles ainsi qu’à celles liés au comportement addictif.

 

  • Le rôle compulsif et automatique du comportement addictif

Dans le modèle « maladie », l’addiction est vue comme un comportement compulsif, automatique par une activation anormale du striatum dorsal avec une perte de liberté de choix. Or, selon Lewis, ce processus neurobiologique interviendrait dans d’autres comportements nécessitant une automatisation pour que l’individu soit adapté à son environnement. C’est le cas pour l’alimentation par exemple, l’automatisation des comportements permettant de libérer le cortex préfrontal de tâches cognitives complexes et lui permettant d’en réaliser d’autres. Ainsi on peut parler, conduire et manger en même temps. C’est donc, selon l’auteur, un processus lié à l’apprentissage. Cependant ces deux circuits « habitudes » et « choix » coexisterait dans l’addiction même après plusieurs années. L’auteur estime qu’avec des techniques cognitivo-comportementales de ré-apprentissage, tel que le conditionnement opérant, la personne peut de nouveau choisir de ne pas consommer.

 

  • La déconnexion entre le cortex préfrontal et le striatum 

Le cortex préfrontal joue un rôle de régulation dans les comportements visant à obtenir une récompense, via une modulation des noyaux gris centraux. Dans l’addiction, des études retrouvent une déconnexion fonctionnelle et parfois structurelle de ces deux entités (le cortex préfrontal et les noyaux gris centraux). L’auteur rappelle toutefois que des modifications similaires se font également lors de l’adolescence, avec notamment un processus d’élagage synaptique. Cet élagage est un mécanisme d’apprentissage important, qui élimine les synapses obsolètes ou déficientes permettant ainsi l’acquisition de nouvelles compétences. Lewis avance que lorsqu’un comportement est devenu une habitude, cela permettrait de s’affranchir des structures nécessaires à des processus cognitifs de plus hauts niveaux, par exemple avec les musiciens ou sportifs professionnels. Des études d’imagerie ont montré une diminution de la densité synaptique dans les régions préfrontales en fonction du temps de consommation de substances, mais également une augmentation synaptique dans d’autres région en fonction de la durée d’arrêt d’usage. Cela est vu comme l’acquisition de nouvelles compétences par l’auteur, et donc en contradiction avec l’aspect de fatalité chronique que porte le modèle « maladie ».

 

  • La sensibilisation aux signaux ayant un lien avec le comportement addictif

La motivation pour maintenir un comportement serait dirigée par le système mésolimbique via une augmentation de la transmission dopaminergique. Ce système est essentiel dans les comportements de recherche de nourriture, de sociabilisation et de reproduction. L’intensité d’une récompense liée à la consommation de substances peut être aussi intense qu’une récompense « naturelle ». Ce système est donc commun à d’autres comportements « normaux ».  Les personnes avec une addiction présentent non seulement un niveau de sensibilité accru à des signaux liés aux consommations, mais également une prolongation anormale de l’activation du circuit mésolimbique pendant le temps où un signal « naturel » ne perdurerait pas. Cette prolongation est vue comme une cause de rechute du comportement addictif dans le modèle pathologique. Elle serait également vue dans d’autres conditions « physiologiques » lors d’évènements à forte valence affective (ex : pratique religieuse, le premier amour, traumatisme). L’auteur voit cette dysrégulation mésolimbique comme adaptative et non pathologique. Il avance l’explication que le maintien de cette sensibilité serait lié à une satisfaction incomplète à la suite d’une prise de substance amenant à une consommation chronique de substance (l’image de l’homme assoiffé dans le désert courant vers un mirage d’une source d’eau).

 

  • Désensibilisation aux récompenses 

Parallèlement à cette sensibilisation, il existe une diminution de l’intensité des récompenses après une consommations de substance amenant à une augmentation des consommations. C’est un mécanisme de tolérance par une diminution de sensibilité, possiblement médiée par une diminution de la densité des récepteurs dopaminergiques. Ce mécanisme serait également vu dans le cas de traumatismes, pauvreté ou statut social inférieur chez les humains et les primates. L’auteur souligne donc l’importance des facteurs sociaux dans le comportement addictif pouvant à la fois être facteur prédisposant et de maintien.

De par ces analogies l’auteur souligne l’importance de l’aspect social, du développement et de l’apprentissage dans les addictions. Ces facteurs joueraient un rôle tout aussi important dans le développement de l’addiction que la prise de substances elle-même.

Que peut-on dire de cet article ? Le modèle « maladie » de l’addiction est souvent décrié. A voir notamment l’article sur « The Puzzle of Addiction », résumé récemment sur Addict’Aide par Mélanie Trouessin. Ce modèle de l’addiction, maladie neurobiologique chronique, a toutefois en réalité relativement peu d’écho, que ce soit chez les cliniciens voire même chez les neurobiologistes travaillant dans le champ des addictions. Le modèle dominant reste fort heureusement le modèle biopsychosocial, où l’addiction n’est pas une maladie, mais un trouble résultant d’une équation complexe entre des facteurs de vulnérabilité neuro-bio-psychologique, un environnement incluant la culture et les phénomènes de pression sociale et groupale. A ce titre, pour la majorité des cliniciens du champ addictologique, l’article de Lewis n’apporte pas vraiment de remise en question révolutionnaire des conceptions contemporaines.

 

Par

Mikaïl Nourredine
interne en psychiatrie, DESC de pharmacologie
Service Universitaire d’Addictologie de Lyon (SUAL)

Guillaume Sescousse
CR INSERM, équipe PSYR2
Centre de Recherche en Neurosciences de Lyon

Mélanie Trouessin
Docteure en Philosophie, ENS de Lyon

Benjamin Rolland
Médecin Addictologue
Responsable du Service Universitaire d’Addictologie de Lyon (SUAL)

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