Plusieurs facettes émotionnelles au cœur du risque de dépendance ?

Toutes les addictions

Au croisement des facteurs de vulnérabilité de différents types, les différences inter-individuelles d’ordre émotionnel pourraient-elles rendre compte d’une forme de « motivation à consommer » ? Une idée centrale ici développée est que certains facteurs caractéristiques du fonctionnement affectif sont susceptibles de conduire une personne vers une prise de substance dont les conséquences seront supérieures à la non-consommation.

En effet, une série de contributions a suggéré que la sensibilité à la consommation de substances (et à leur trouble d’usage) pourrait reposer sur des dimensions psychologiques stables et caractéristiques des individus. Cette notion n’est pas sans évoquer les traits de personnalité pouvant rendre compte de différences entre les individus.

De longue date, le champ de l’impulsivité fait partie des traits psychologiques étudiés dans l’étude de la vulnérabilité psychologique aux comportements addictifs, soutenant notamment un profil désinhibé conduisant à la perte de contrôle. Or, d’autres traits ont été suggérés pour aussi rendre compte de la diversité des profils de personnes consommatrices et dépendantes (Castellanos-Ryan & Conrod, 2012). Ainsi, quatre facteurs stables assimilés au champ de la personnalité ont été proposés par Patricia Conrod et ses collaborateurs (2000). Ceux-ci sont 1) la tendance aux pensées négatives ; 2) la sensitivité anxieuse ; 3) l’impulsivité et 4) la recherche de sensations fortes (Conrod, Pihl, Stewart, & Dongier, 2000).

Ces traits affectifs permettent de dresser un panorama multifacette des déterminants psychologiques du risque d’addiction. Premièrement, il est proposé la tendance aux pensées négatives ou perte d’espoir (Hopelessness), que Conrod et collaborateurs présentent comme un corollaire de la dépression. Caractérisée par l’introversion et le repli, ce trait de pensées négatives de désespoir conduit à une plus grande réceptivité aux situations de valence négative. Pihl et Peterson (1995) proposent que les individus aient ainsi une plus grande propension à avoir recours à des opiacés ou bien à l’alcool pour leurs propriétés antalgiques. Cela a notamment été suggéré chez les femmes (Conrod et al., 2000; Hartka et al., 1991). Deuxièmement, la sensitivité anxieuse est un construit qui caractérise certaines manifestations dans le champ de l’anxiété. Il s’agit d’une peur de l’éveil physiologique et des manifestations anxieuses, associée au fait de redouter la perte de contrôle et d’être socialement embarrassé (Reiss, Peterson, Gursky, & McNally, 1986). La consommation d’alcool a été théoriquement associée à la tentative de régulation par automédication afin de parvenir à s’affranchir des sensations anxiogènes. Troisièmement, le modèle fait référence à l’impulsivité et à la désinhibition. Caractérisée par la difficulté à anticiper et à faire preuve de patience, elle accentue la difficulté d’autorégulation et de contrôle cognitif et comportemental. Enfin, la quatrième dimension renvoie à la recherche de sensations, et caractérise des individus extravertis tournés vers la recherche de nouveauté pour lesquels est fréquemment retrouvé un usage important de drogues, notamment dans un contexte euphorique (Conrod, Petersen, & Pihl, 1997).

Les deux premiers traits de perte d’espoir et de sensitivité anxieuse sont considérés comme relatifs aux styles inhibés, tandis que les deux derniers d’impulsivité et de recherche de sensation à la désinhibition.

Prenant appui sur ces quatre dimensions, une échelle de profilage de la vulnérabilité à la consommation a été développée. Il s’agit de la Substance Use Risk Profile Scale (SURPS) qui a pour objectif de mettre en lien traits affectifs, et engagement dans la consommation de substance (Conrod et al., 2000; Woicik, Stewart, Pihl, & Conrod, 2009). Ces quatre traits et les substances auxquelles ils s’associent renvoient également des comorbidités psychopathologiques telles que les troubles externalisés pour l’impulsivité associés aux psychostimulants, les troubles de l’humeur pour la perte d’espoir (parfois nommée dégressivité) notamment pour la consommation d’alcool, ou bien encore les troubles anxieux pour la sensitivité à l’anxiété en lien avec la consommation de substances sédatives.
Après une adaptation dans plusieurs contexte culturels et linguistiques, l’outil a été adapté en version française au sein des équipes de Sylvie Berthoz et Bruno Falissard en lien avec l’OFDT (Ali, Carré et al., 2016).
L’adaptation française, effectuée auprès de sujets jeunes (enquête ESPAD) a confirmé les bonnes propriétés psychométriques de l’outil SURPS intégrant ces quatre composantes de vulnérabilité affective. Les analyses effectuées révèlent des interactions entre le genre et les sous-échelles, confirmant que la conception de vulnérabilité est à considérer différemment entre les filles et les garçons.

En ce qui concerne notre étude sur la vulnérabilité aux expérimentations en population française, les pensées négatives étaient associées à toutes les substances, cependant, elles ne concernaient pas l’alcool et l’alcoolisation massive chez les garçons. Une association de l’impulsivité avec l’alcoolisation massive, au tabac et au cannabis a été mise en avant. La recherche de sensation était quant à elle associée à toutes les substances. Pour ce qui est de la sensitivité anxieuse, une association négative (interprétée comme un facteur protecteur) a été mise en avant avec l’expérimentation de l’alcoolisation massive, du tabac et du cannabis.
S’agissant des fréquences d’usages au cours du dernier mois, une association était retrouvée entre les pensées négatives, le tabac et le cannabis (pour les filles comme les garçons). L’impulsivité a pour sa part été associée à une augmentation de consommation pour les quatre catégories de mésusage (alcool, alcoolisation massive -évocatrice du Binge Driking-, tabac et cannabis). La recherche de sensation a été associée à la récente fréquence de consommation d’alcool, de tabac et de cannabis, mais pas à l’alcoolisation massive. Enfin, la sensitivité anxieuse s’est trouvée associée à une protection quant à la fréquence de consommation d’alcool et d’alcoolisation massive, ainsi que de consommation de tabac chez les garçons comme les filles. Concernant la fréquence du cannabis, son implication protectrice n’a été retrouvée que chez les filles.

Ces travaux développés autour de la vulnérabilité affective apparaissent pertinents à plusieurs niveaux. Tout d’abord, ils rendent compte de la complexité et variabilité de ce qui fait la sensibilité addictive. Ensuite, ils conduisent à tenir compte de caractéristiques centrales que sont l’âge et le genre dans la compréhension des expérimentations et des usages problématiques de substances. Enfin, les travaux développés autour de ce modèle de vulnérabilité affective permettent de déboucher sur des perspectives interventionnelles, comme le propose le programme « PREVENTURE » au Canada. 

Bibliographie

Ali, A., Carré, A., Hassler, C., Spilka, S., Vanier, A., Barry, C., & Berthoz, S. (2016). Risk factors for substances use and misuse among young people in France : What can we learn from the Substance Use Risk Profile Scale? Drug and Alcohol Dependence, 163, 84‑91. https://doi.org/10.1016/j.drugalcdep.2016.03.027

Castellanos-Ryan, N., O’Leary-Barrett, M., Sully, L., & Conrod, P. J. (2013). Sensitivity and specificity of a brief personality screening instrument in predicting future substance use, emotional, and behavioral problems : 18-month predictive validity of the Substance Use Risk Profile Scale. Alcoholism, Clinical and Experimental Research, 37 Suppl 1, E281-290. https://doi.org/10.1111/j.1530-0277.2012.01931.x

Conrod, P. J., & Nikolaou, K. (2016). Annual Research Review : On the developmental neuropsychology of substance use disorders. Journal of Child Psychology and Psychiatry, and Allied Disciplines, 57(3), 371‑394. https://doi.org/10.1111/jcpp.12516