“Le fumoir
“ - Un récit de Marius Jauffret
 par aux éditions Anne Carrière

Alcool

Dix-huit jours c’est peu en apparence, mais quand ils sont synonymes de privation de liberté sans que le terme ne soit connu à l’avance, ils peuvent sembler une éternité. Ces dix-huit jours dans la vie de Marius Jauffret compteront suffisamment pour que le jeune homme en tire un récit à la première personne qui dénonce les errements d’un système qui, sous couvert de protection sanitaire, condamne des individus à se mettre en retrait de la société sans leur consentement et sans qu’ils présentent forcément de signe de dangerosité… Marius avait vingt-cinq ans au moment des faits mais il lui faudra deux ans pour pouvoir écrire cette chronique d’un enfermement, et cinq ans pour qu’elle soit publiée. Difficile de sortir indemne et apaisé d’une privation de liberté que l’on n’a pas vu venir et qui ne reposait que sur le bon vouloir d’un homme, un seul, un psychiatre de l’Hôpital Saint-Anne à Paris, un homme qui fait la pluie et le beau temps dans son service d’internement… A vouloir isoler de force un jeune homme de ses “démons“, en l’occurrence l’usage immodéré d’alcool, on le fragilise et l’éloigne pour de bon par la suite de tout système de soins compétent. L’environnement étant devenu pour lui à risque…

Un soir de déprime, Marius boit plus que d’habitude pour noyer sa solitude et s’anesthésier suffisamment pour oublier encore et toujours sa détresse. Ce n’est pas la première fois qu’il pousse le bouchon un peu loin et tient compagnie à la bouteille et au tube de Valium. Ses consommations répétées font désormais partie intégrante de sa vie. L’alcool ne le lâche plus, et ce depuis quelque temps déjà. « L’alcool ne m’a pas coupé des autres. C’est être coupé de tout qui m’a mené à l’alcool. » L’alcool pour supporter cette angoisse permanente de vivre. Marius assume son addiction et a même été suivi pour ça… Ce soir-là, poussé par le manque, il boit encore et encore, plus et plus. L’organisme de Marius ne tient pas le choc et le lâche. Le jeune homme fait une crise d’angoisse avec des symptômes physiques suffisamment impressionnants pour que son frère Thomas vienne à sa rescousse et l’accompagne à l’Hôpital Saint-Anne pour qu’il soit pris en charge… Marius espère qu’à l’Hôpital son alcoolisme sera abordé, comme il l’est dans les structures spécialisées, à savoir comme une maladie et non comme une déviance… Mais rien de tout cela ne l’attend. Marius est accueilli comme une personnalité déviante, et il restera là au moins pour la nuit. Ton taux d’alcool à son arrivée était de 2,5 grammes par litre de sang… Au réveil il est diagnostiqué par un psychiatre comme étant à risque de développer le syndrome de Korsakoff, une affection dégénérative, bien connue des usagers alcoolodépendants de longue date. Marius ne peut pas repartir chez lui dans l’immédiat, et doit être placé en observation… pour une durée indéterminée. Il rejoint alors les rangs de ces quatre-vingt mille personnes par an internées à la demande d’un tiers, ce tiers pouvant être tout simplement l’institution hospitalière elle-même. La prise en charge peut donc malheureusement s’éterniser sans que ni Marius, ni son frère Thomas, ni qui que ce soit d’autre, ne puissent intervenir… 

Le temps d’enfermement devient arbitraire et dépend finalement assez peu du comportement de l’intéressé. Il s’agit alors, avant tout, pour limiter la casse, de faire profil bas et ne présenter aucun signe de faiblesse, au risque de donner de bonnes raisons au “big boss“ du service de prolonger le séjour… L’avenir de Marius dans cette institution psychiatrique est entre les mains d’un homme, un psychiatre qu’il ne rencontrera qu’à de rares occasions, et auprès duquel il faudra mendier une libération qui tardera… En attendant, il faut bien passer le temps, laisser son cerveau absorber le neuroleptique star du moment, à savoir le Largactil, qui annihile tout désir de rébellion mal venu, mettre sa rage de côté, prendre sur soi, et s’en griller une. « Fumer, fumer, fumer ! Une obsession. Je m’apercevrai bientôt qu’à l’asile les capacités pulmonaires se développent. La tolérance au goudron est décuplée. » Le fumoir devient alors le lieu de prédilection pour refaire son monde intérieur, et aller à la rencontre des résidents, pour la plupart « des gens sans famille, des pauvres, des paumés » comme les décrits un infirmier qui fait son travail en n’étant sûrement pas dupe du traitement injuste dont sont victimes beaucoup de pensionnaires, pensionnaires qu’il a l’impression de gaver de médicaments comme un maton le ferait en prison. D’autres que Marius resteront ici bien plus longtemps que dix-huit jours… La cigarette devient alors la meilleure amie de l’homme, et il ne viendrait à l’idée de personne de la culpabiliser. Pas le lieu, pas le moment. Elle relie ici les pensionnaires, leur fait passer le temps, et détend leur ou leurs addictions au tabac ou autres psychotropes. La convivialité qu’elle encourage libère les coeurs et les esprits, le temps de la pause, avant qu’ils ne retrouvent les murs froids des couloirs, des chambres et plus globalement d’une institution peut compatissante… 

Ce temps de sevrage et surveillance obligatoire est vécu par Marius comme une torture car sa volonté et sa liberté sont purement et simplement annihilées… Sa capacité de dormir est réduite à peau de chagrin, et il faut encore une fois mendier pour se faire administrer les hypnotiques nécessaires à apaiser ses nuits et réduire ainsi le temps de vie doublé par ses insomnies… Marius ne s’en sortira que grâce à un ultime entretien avec un psychiatre presque surpris qu’on ait pronostiqué à Marius un syndrome de Korsakoff, si rare à son jeune âge. On comprend que Thomas s’est porté garent pour son frère et qu’il accepte de l’accueillir chez lui pour “soulager“ l’hôpital… A son retour dans le monde des vivants, Marius reprendra sa consommation de plus belle, et il lui faudra du temps pour laisser l’usage immodéré d’alcool derrière lui. Cette expérience psychiatrique n’avait visiblement rien d’un mal nécessaire… 

Thibault de Vivies
(Cet article paraitra dans le numéro 17 de la revue DOPAMINE – www.revuedopamine.fr)