Une centaine de pages, sous la forme d’un long poème épique, suffisent à entrer au cœur du combat que mène cet écrivain avec la dysphorie, cette perturbation de l’humeur qui entraîne des malaises, une anxiété et parfois des réactions coléreuses. Cette pathologie est traitée à grand renfort de neuroleptiques, et ce sont bien ces traitements que l’auteur-narrateur questionne ici avec virulence. Et il n’y va pas de main morte… Ce poème est un long cri d’indignation et même de colère, souvent contre l’industrie pharmaceutique et l’institution psychiatrique qui fabriquent des psychotropes à tour de bras en amont et distribuent par facilité en aval aux patients. Ces produits jouent le rôle de pilules magiques contre une agitation cérébrale qui dérange. Christophe Esnault va plus loin et considère même que l’on invente une molécule pour, dans un second temps, inventer une pathologie qui lui sera associée. Il défend l’idée que l’on oublie un peu vite l’écoute, ou du moins que l’on donne la priorité au recours chimique…
« Allons-y pour la déviance
Je suis un déviant
Dans un monde de normophates
Ceux qui n’ont que la norme pour ne pas penser
Avec leur mode binaire
Et leur rigorisme
Leurs priorités ne seront jamais les miennes » (Extrait p. 47)
Christophe Esnault condamne par exemple les injonctions telles que « Reprenez vos médicaments » ou « Vous n’auriez pas dû arrêter » ou « Ce médicament vous fait du bien, prenez-le ! » ou même « Ne vous posez pas de question ». Il regrette que la norme soit la discrétion et que le trop-plein d’émotions ou l’emportement soit condamné. Ne pas « vivre trop haut », ou sinon… L’inadaptation est un verdict et entre alors dans le viseur des institutions… L’écrivain a été diagnostiqué névrosé obsessionnel, psychotique, hystérique, exhibitionniste, pervers narcissique ou bipolaire. Cela fait quinze ans qu’il prend des neuroleptiques, et aimerait pourtant pouvoir s’en passer. Mais les médecins ne s’intéressent qu’à sa pathologie sans chercher à en savoir plus sur ses autres maux, ses circonstances de vie dégradées, son parcours d’écrivain ou même sa philosophie de vie… Tant que l’on a à disposition le bon médicament.
« Et quand tu avais déniché ta plaquette de neuroleptiques
Ou plutôt dans l’heure qui avait suivi
La prise de trois médicaments
Tu t’étais inventé que cette drogue
Ne venait pas de la pharmacie
C’était juste la drogue la plus puissante du monde
Pour retrouver la plénitude et le bien-être suprême » (Extrait p. 71)
Alors oui, bien entendu, l’écrivain reconnaît que le recours chimique participe de son confort de vie et permet inévitablement de lutter contre ses névroses, mais des alternatives devraient être bien plus explorées pour éviter la surexposition chimique. La béquille prend de plus en plus de place et sait se rendre indispensable. L’efficacité chimique devient dogmatique. S’y attaquer, c’est remettre en cause le travail des soignants ou même « l’art du soin »… Christophe Esnault questionne aussi les conséquences à long terme d’une prise de médicaments dont la prescription originelle ne devait surtout pas dépasser sept semaines, lui avait-on annoncé. Les effets de ces médicaments sur son psychisme ne sont pas négligeables, mais n’ont pas toujours été les bienvenus. Extrême fatigue, dépression grave, idées suicidaires continues, et difficultés au travail ont fait partie du pack recours chimique à l’occasion de la prescription de deux médicaments en particulier… L’écrivain lutte finalement autant contre sa pathologie que contre ses remèdes.
La charge héroïque et poétique de Christophe Esnault dépasse ici largement celle de la psychiatrie. Elle va taper à la porte d’une norme sociétale institutionnalisée et de la vénalité des laboratoires encouragée par des prescriptions de confort et un système qui exclue ses fous, ou du moins les met chimiquement en veilleuse…
Thibault de Vivies