Récit / Dans la peau d’un chef de gang de Sudhir Venkatesh

 

La parution en poche de ce récit publié pour la première fois en France aux Editions Globe en 2014, nous donne l’occasion de revenir sur l’étude sociologique qui a permis à l’auteur américain de se faire connaître du grand public. Il est aujourd’hui l’un des grands spécialistes de l’économie souterraine, et enseigne à l’université de Columbia.

Tout commence en 1989 quand un jeune étudiant en sociologie décide d’étudier les conditions de vie des “pauvres“ dans la Cité de Lake Park qui jouxte son université. Tout plein de bonnes intensions et équipé d’un questionnaire de bon élève, il n’hésite pas à aller à la rencontre des habitants de ce que certains ici en France appelleraient un “territoire oublié de la République“. Bien entendu, tout ne va pas se passer comme prévu, et le jeune homme d’origine indienne, pris pour un membre d’un gang rival, est séquestré par les petits caïds du gang des Blacks Kings. Son chef, surnommé J.T., décide alors de la prendre sous son aile pour lui montrer et lui raconter comment fonctionne la Cité et quelles sont les activités clandestines qui l’a fait vivre. J.T. espère, par orgueil, que Sudhir finira par écrire sa biographie. « Tu ne devrais pas te balader en leur posant tes questions à la mords-moi-le-noeud. Avec des gens comme nous, tu dois passer du temps, apprendre à savoir ce qu’on fait et comment on le fait. »

Ce sont alors au moins six années de compagnonnage sociologique qui vont s’écouler au grès des visites successives et régulières que l’étudiant fera dans la Cité ou plutôt les Cités, car le court séjour à Lake Park sera suivi par un plus long à Robert Taylor Homes, un ensemble de logement sociaux situés dans le sud de Chicago, où J.T. revient (il en est originaire) après une promotion qui lui est accordée par les grands parrains du gang. Il faut comprendre que ces promotions dans le milieu du deal ou plus globalement de l’économie parallèle, ne fonctionnent pas à l’ancienneté, mais bien à l’efficacité. Seuls les bons vendeurs et ceux qui savent se faire respecter ont l’opportunité de grimper. Le plus gros du contingent est composé de jeunes gens qui n’auront jamais l’occasion de côtoyer les maitres du genre, et vivront avec des paies loin d’être mirobolantes, mais avec toujours cet espoir de vivre un jour le grand rêve financier américain.

C’est tout cet univers de l’économie de la vente de produits illégaux et activités annexes que nous propose ici l’auteur après vingt ans d’expérience. Il a repris toutes ses notes rassemblées à cette époque de l’apogée de la consommation de crack à Chicago, pour nous livrer un récit-reportage authentique au plus près de la réalité du terrain. Il ne s’intéresse pas qu’au fonctionnement d’un marché qui cumule à lui tout seul tous les travers du capitalisme, et n’hésite pas à étudier tout l’environnement humain et social. Le gang contrôle la Cité, la protège des intervenants extérieurs malvenus et donc souvent mal reçus. Les habitants ferment alors les yeux sur les activités d’une communauté masculine avec ses propres repères et modes de fonctionnement. C’est la loi du plus fort et du plus malin qui règne dans un environnement où même la police, les pompiers et les ambulances ne pénètrent pas. Grâce à la protection du gang, et la complicité amicale qu’il a établie avec J.T., Sudhir peut tout voir et tout entendre, ce qui l’oblige même parfois à prendre part visuellement, malgré lui, à tout ce que le trafic comporte de déviances et violences.

Quand on lit ce récit, dont les événements remontent à plus de vingt ans, on se rend compte à quel point toutes les politiques de lutte contre les drogues et le trafic depuis deux décennies n’ont rien changé à l’affaire et sont un échec…

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