Addiction aux opioïdes analgésiques, la responsabilité de Big Pharma, mais pas seulement…
Stéphane Robinet, Strasbourg (67); Dr Jacques Pouymayou, Toulouse (31); Dr Christian Lucas, Lille (59), Dr William Lowenstein (75)
La publication récente d’une série d’articles (6 pages au total) dans le quotidien « Libération » du lundi 26 juin 2017 (1) nous rappelle vers un sujet que nous avions commencé à traiter dès 2015, dans une série d’e-ditos. L’addiction aux opioïdes analgésiques et la responsabilité des firmes pharmaceutiques. Ces e-ditos nous avaient attiré les foudres d’un industriel (Purdue-Mundipharma pour ne pas le citer, le promoteur de l’oxycodone dans le monde) qui, tout en nous menaçant de poursuites, nous soupçonnait de malhonnêteté intellectuelle et de servir les intérêts d’autres firmes… Nous devons dire également que certains lecteurs avaient eux-aussi trouvé nos propos agressifs mais, depuis quelques temps, les articles dans « Le Monde » (2), « Courrier International » (3) et dans d’autres titres de la presse nord-américaine (4, 5, 6) ont donné une confirmation nette à nos prises de position. C’est la presse grand public plus que la presse médicale qui s’est emparé du sujet même si le prestigieux « New England Journal of Medicine », il y a quelques mois, s’en est fait l’écho. (http://rvh-synergie.org/images/stories/pdf/e-dito_14.pdf)
Le fait que plusieurs états américains attaquent aujourd’hui en justice les fabricants et distributeurs de ‘painkillers’ au premier rang desquels Mundipharma-Purdue, quand on connait l’influence de ces industriels, tend à penser que leur part de responsabilité dans la crise américaine reste à mesurer précisément, tout en étant désormais établie.
L’élément déclenchant de la crise actuelle, le « point zéro » en quelque sorte, est sans nul doute une promotion ‘agressive’ de la firme en faveur de l’oxycodone pour laquelle elle a d’ailleurs plaidé coupable et a été condamné à payer plus de 600 millions de dollars d’amende il y a déjà quelques années. Mais, à elle-seule, elle n’aurait pas suffi à faire de l’oxycodone aux Etats-Unis le blockbuster qu’elle est devenue très rapidement.
Il fallait qu’elle soit combinée à la seconde raison, plus médicale celle-ci. L’élargissement de la prescription de l’oxycodone à la douleur non-cancéreuse avec le concours de leaders d’opinion, de médecins de première ligne soucieux d’être efficaces et de patients soucieux d’être soulagés rapidement. Les Autorités de Santé américaines ont peut-être, de leur côté, laissé les choses se faire, avec le lobbying plus que probable d’industriels espérant voir exploser le marché des painkillers pour profiter de juteuses parts de marché. Dès lors, sorti du cadre au contour bien défini de la douleur cancéreuse, ce marché devenait presque infini et les armoires à pharmacie des citoyens américains se remplissaient d’oxycodone sous toutes ces formes, avec ou sans paracétamol. De la douleur lié à une extraction dentaire au mal de dos en passant par les fibromylagies ou encore les migraines, le comprimé d’oxycodone devenait l’antalgique de premier choix pour le patient algique, qu’elle que soit l’étiologie de sa douleur.
Début 2016 et en connaissant cette histoire déjà écrite, nous avons été particulièrement surpris d’assister à l’élargissement du remboursement aux assurés sociaux des présentations d’oxycodone aux douleurs non-cancéreuses par la HAS (Haute Autorité de Santé). Un élargissement qui est justement une des raisons majeures au début de la séquence qui a conduit à l’épidémie d’addiction et d’overdoses mortelles que connait aujourd’hui l’Amérique du Nord. Dans un e-dito de mai 2016 (7), nous avions relevé cette incohérence qui nous paraissait traduire un manque d’analyse de la situation outre-Atlantique (Comment l’épidémie américaine d’opioïdes analgésiques a été initiée par une firme pharmaceutique »  et est-il avisé aujourd’hui d’élargir le cadre de prescription de l’oxycodone (aux enfants [US], aux douleurs non cancéreuses [FR]…).
Le reste de la séquence est lui-aussi connu. Volte-face des Autorités de Santé et des Sociétés Savantes américaines ces dernières années, durcissement des conditions de prescription et remplacement par des formes abuse-deterrent (8) qui enrichissent un peu plus certaines firmes impliquées dans l’épidémie d’addiction (dont Mundipharma détentrice des brevets les plus solides). Et enfin, le plus dramatique, report de consommation des patients douloureux devenus dépendants de l’oxycodone vers l’héroïne et, plus récemment, les fentanyloïdes, moins chers mais aussi plus dangereux notamment pour ces derniers. Le décès de stars comme Prince, Philippe Seymour Hoffman et plus récemment Carrie Fisher (la princesse Leia), tous 3 devenus accros à différentes substances dont l’oxycodone (12), ont certainement contribué à la médiatisation autour du problème américain.
La réponse, là -encore, est confiée (en partie) aux bigs pharmas, qui mettent  sur le marché à prix d’or (jusqu’à 4 500$), des kits de naloxone. Cynisme, opportunité commerciale ou action de Santé Publique, Mundipharma elle-même prévoit la commercialisation d’un kit de naloxone…
En France
Les nouvelles sont bien meilleures. Le niveau de prescription des opioïdes analgésiques est, semble-t-il, plus raisonnable. La croissance du marché des opioides s’est ralentie et elle pourrait correspondre tout simplement à une amélioration de la prise en charge de la douleur. En effet, la situation exceptionnelle nord-américaine ne doit pas entraîner une opiophobie qui pourrait nuire à la qualité des soins (9).
Pour autant, la vigilance doit être de mise. Nous avons été informés de la création d’un observatoire français des médicaments antalgiques, placé sous la responsabilité de Nicolas Authier (CEIP Clermont-Ferrand). Cet observatoire devra quantifier, entre autres, les problèmes rencontrés avec les fentanyl transmuqueux. Tout addictologue a dans sa patientèle, sans même avoir ouvert de consultations dédiées, un ou plusieurs patients devenus accro(s) à ces fentanyl d’action très rapide, très puissante et très courte, d’où leur potentiel addictif très élevé.
Le potentiel addictif des opioïdes faibles est aussi une préoccupation majeure. Dans l’enquête DTA (Décès Toxique par Antalgique), le tramadol et sa réputation de « palier 2 moins dangereux » est le premier pourvoyeur de décès, preuve s’il en fallait que l’ancienne classification par palier de l’OMS est arbitraire et faussement rassurante.
Quant à la codéine, elle fait l’objet d’un engouement de la part de jeunes usagers en quête d’ivresses opiacées à coup de « Purple Drank ». Trop de professionnels qui prescrivent ou délivrent de la codéine et trop de patients qui s’auto-médiquent avec des présentations de codéine, associée ou non à du paracétamol, semblent avoir oublié (ou n’ont jamais su) que la codéine n’est antalgique que parce qu’elle est métabolisée par l’organisme en morphine…
Des réflexions doivent s’engager :
-    La France doit-elle suivre le mouvement qui consiste à retirer la codéinede la liste des médicaments disponibles sans ordonnance. Cela a été fait récemment par l’Australie qui elle-même suivait d’autres pays. Il faut mener le débat avec les pharmaciens et les pouvoirs publics ?
- Â Â Faut-il un encadrement plus strict des prescriptions de fentanyl transmuqueux, prescrits encore trop souvent dans des indications hors-AMM ?
-   Doit-on restreindre les prescriptions d’oxycodone à la douleur cancéreuse uniquement (comme avant 2016 et l’étrange élargissement de son remboursement dans les douleurs non cancéreuses), puisque l’épidémiologie et quelques publications scientifiques semblent attester de son potentiel d’abus et d’addiction, plus élevé que celui de la morphine ou du fentanyl (en patch) par exemple (13, 14, 15) ?
Pour conclure, la France n’est pas l’Amérique du Nord. Les conditions de prescription et de délivrance sont plus restrictives (ordonnances sécurisées) et les conditionnements plus raisonnables en quantité.
L’ « Oxy » n’est pas devenue chez nous la drogue la plus répandue, prisée tant par les jeunes que par les mères au foyer at autres adultes en recherche de sensation (« la rolls des opioïdes » (16)), et dont l’omniprésence dans le cinéma américain ou la littérature (dès qu’il s’agit de ‘défonce’) est symptomatique de sa banalisation.
Les référentiels de prescription (Recommandations de la SFETD, avis de la HAS – sauf celui que nous avons cité plus haut)incitent à la prudence. Si la prescription des morphiniques est possible en dehors de la douleur cancéreuse, les indications sont néanmoins restreintes.
Pour autant, ne faisons pas l’économie d’une grande vigilance. Saluons l’observatoire nouvellement crée et prenons les mesures simples qui s’imposent pour éviter que l’on puisse dire là -aussi : « Tout ce qui arrive aux Etats-Unis finit par arriver chez nous…avec quelques années de retard ».
Références :
- http://www.liberation.fr/planete/2017/06/25/drogue-sur-la-route-mortelle-des-opioides_1579449
- http://www.lemonde.fr/sciences/article/2017/04/24/opiaces-attention-danger-mortel_5116629_1650684.html
- http://www.courrierinternational.com/article/enquete-oxycontin-un-antidouleur-addictif-la-conquete-du-monde
- http://www.latimes.com/projects/la-me-oxycontin-part3/
- https://www.washingtonpost.com/opinions/who-is-to-blame-for-the-opioid-epidemic/2017/03/29/834c0024-14be-11e7-833c-503e1f6394c9_story.html?utm_term=.3791075d3113
- http://theweek.com/articles/541564/how-american-opiate-epidemic-started-by-pharmaceutical-company
7.      http://rvh-synergie.org/images/stories/pdf/e-dito_10.pdf