“Jour Zéro“ - 
Un récit de Stéphanie Braquehais - 
Editions L’Iconoclaste

Un récit de Stéphanie Braquehais paru aux Editions L’Iconoclaste

Alcool

Il s’agit bien ici, dans le même état d’esprit que cette nouvelle proposition d’un mois de janvier sans une goutte d’alcool, de faire le point sur sa consommation. En 2018, Stéphanie Braquehais, à la suite d’une énième alcoolisation massive aux lendemains difficiles, se lance un défi, celui de ne plus boire d’alcool, et d’en dresser le compte rendu au jour le jour, ou presque. Ce qui était au départ un blog, devient un journal de bord publié où chaque jour compte et suffit sa peine. Pas question de se projeter dans un avenir angoissant qui serait inévitablement abstinent, non, juste prendre chaque jour comme il vient avec l’objectif de ne pas ingérer d’alcool pendant les vingt-quatre heures qui suivent chaque nouveau réveil… Cette ancienne journaliste ne se considère pas comme “alcoolique“, mot qu’elle trouve bien trop stigmatisant et raisonne en elle comme un verdict, ou du moins un diagnostic binaire qui range les buveurs dans deux catégories distinctes : celle des alcooliques et celle de ceux qui ne le sont pas, en mettant de côté alors tous les autres consommateurs, à savoir ceux qui ne boivent pas tous les jours au réveil et peuvent se passer d’alcool pendant plusieurs jours mais ne savent pas s’arrêter quand l’occasion, festive souvent, se présente. C’était le cas de Stéphanie Braquehais. La modération, une notion mystérieuse pour elle. Si elle s’exclut volontairement de la catégorie des alcooliques, elle considère tout de même que l’addiction était bel et bien présente chez elle puisque la balance des bienfaits et méfaits, avantages et inconvénients, penchait du mauvais côté. Arrêter de boire tous les jours, vingt-quatre heures de plus, c’était éviter pour une fois de se retrouver dans des situations inconfortables ou gênantes, chasser les trous noirs et les gueules de bois… Le “jour zéro“ est alors le début d’une nouvelle vie, l’occasion, en se penchant sur la feuille blanche, de revenir sur les souvenirs du passé et construire un présent où l’on peut discuter avec ce que Virginie Braquehais appelle sa “hyène“ (petite voix intérieure qui nous incite à boire) d’égale à égale, sans la laisser nous croquer. Fini donc la “ouate“, cette sensation cotonneuse dans laquelle nous plonge l’alcool, et bienvenu aux sensations brutes et rapports authentiques, pas moins désagréables, au risque d’une nouvelle stigmatisation, celle des hommes et des femmes qui, cette fois-ci, ne boivent pas ou plus. Si le mot “alcoolique“ la terrifie, le mot “abstinente“ lui fait penser à un couvent de bonnes soeurs. Si les représentations sur les personnes alcoolodépendances sont légion, celles sur les personnes abstinentes le sont tout autant, constate-t-elle… 

Les trois cent soixante-cinq jours (avec ellipse) que nous propose la narratrice, plus les cent cinquante qui suivent, appelés jours COVID, qui égrainent le temps du sevrage, sont l’occasion d’une narration des bouts de vie passés avec l’alcool à portée de verre. Ils n’ont rien de tristes ou de dramatiques, et font le récit sans pathos, des aventures et mésaventures de l’écrivaine qui a su trouver dans l’alcool de quoi gagner en confiance en soi, faciliter ses rencontres, faire baisser la pression, apaiser son esprit, ou même s’anesthésier totalement. L’alcool comme compagnon des plaisirs passés, mais qui devient béquille incontournable. « L’alcool est un pansement miraculeux, il balaie les chagrins, dissout les sensations de n’être à sa place nulle part, il fait même danser sur les tables. » Mais en voulant se sentir plus forte et en confiance, on se fragilise et on s’expose. Dans ses rapports au sexe opposé, « en voulant devenir chasseuse, on en devient proie ». En pensant gagner en contrôle de soi et en liberté, on ne construit qu’un mur de verres plein à ras bord mais bancals. Les trous noirs sont de plus en plus fréquents et angoissants, les gueules de bois plus sévères et plus difficiles à encaisser. Les soirées festives se suivent et se ressemblent. Les lendemains de cuite sont compliqués, souvent. Mais pourtant, on poursuit sa route sans se mettre à la marge, puisque le travail se fait et que l’on ne s’isole pas socialement et sentimentalement. Et puis, on se rassure en se disant que finalement on est loin d’être la seule dans cette situation. L’entourage amical nous accompagne dans ces récréations alcoolisées, et ne nous décourage pas vraiment. On gère les conséquences au besoin, pas plus, pas moins… 

Quand la décision est prise un jour au réveil d’arrêter là tout de suite, maintenant et totalement, de boire de l’alcool, c’est une nouvelle aventure qui démarre. Si l’addiction est un processus, le sevrage l’est tout autant. Pour Stéphanie « L’alcool est un lieu. Et elle a choisi de ne plus y aller. ». Pas besoin alors, proclame-t-elle, de se réfugier dans d’autres lieux, groupes d’auto-support comme les Alcooliques Anonymes, centres de cure, ou autres. Elle ne se considère pas comme malade, et ne se fera pas aider. En ce qui la concerne, elle choisira de faire une boulimie d’informations sur les mécanismes de dépendance, écrira et s’abstiendra simplement de pousser la porte de l’alcool… Mais ce n’est pas aussi simple bien entendu. La narratrice en fera l’expérience. Les symptômes physiques du manque ne seront pas au rendez-vous, mais l’esprit réclame son éthanol. A défaut d’alcool, il ne dira tout de même pas non à un joint à l’occasion, au khat ou au chocolat par exemple. Il ne s’agit pas de s’exclure totalement des paradis artificiels, ou des petits plaisirs “coupables“… On tente avec le temps qui passe, et avec sobriété, d’évaluer les changements sur son visage. Est-ce que ça se voit quand on a arrêté de boire ? On peut observer les stigmates d’un usage régulier d’alcool, mais à l’inverse peut-on observer ceux d’une abstinence prolongée ? Les amis savent eux, en tout cas, marquer le coup du choix soudain de l’abstinence de leur amie Stéphanie, avec des encouragements d’un côté, une gêne de l’autre. « L’abstinence ne laisse personne indifférent », nous dit l’auteure. Elle nous renvoie à notre propre rapport à l’alcool, et nous oblige à y réfléchir… Il y a aussi les déceptions affirmées ou à peine voilées. On ne veut pas perdre la Stéphanie fêtarde que l’on fréquentait… L’abstinence est loin d’être un long fleuve tranquille. Quand l’envie de s’y remettre lui prend, la narratrice se force à penser aux mauvais côtés du produit et à chasser ses aspects positifs. Elle conserve certains rituels liés à l’alcool, comme l’apéritif, mais tente de tromper son cerveau avec des bières sans alcool par exemple. Elle évite tout de même les soirées festives dont elle sait bien qu’elles seront l’occasion de croiser la boisson et ses compères, produits ou camarades, de défonce. La difficulté ne sera peut-être alors, non pas d’éviter de boire mais simplement de réinventer toute une gestuelle… Stéphanie Braquehais laisse défiler les jours d’abstinence en fouillant un peu plus en profondeur dans ce qu’était sa vie avec alcool et dans ce qu’elle est désormais sans. Les aspects positifs prennent le dessus assez vite, et occupent une place certainement grandissante… « L’avantage à ne pas boire d’alcool, c’est que je ne me réveille plus le matin en ayant l’impression d’avoir 80 ans. J’ai plus d’endurance pour attaquer mes naissances (ses réveils). Et mes morts (ses nuits) sont moins agitées. Je parcours avec entrain cette boucle implacable de vingt-quatre heures, comme si je courrais à l’infini sur une piste d’athlétisme sans que mes jambes se dérobent. »

Stéphanie Braquehais ne boit plus d’alcool depuis deux ans et demi désormais, mais ne proclame pas, comme d’autres, qu’elle s’en est sortie. La tâche lui paraît moins insurmontable « quand la promesse d’une abstinence éternelle se limite à vingt-quatre heures. » Une chose est sûre, elle préfère sa vie et sa personne du jour présent à celle des jours passés sous alcool, alors elle poursuit son abstinence sans prosélytisme, au jour le jour… A chacun alors de son côté de savoir où il en est de sa consommation et des risques qui y sont associés sans pour autant vouloir diaboliser le produit à outrance ou juste faire la nique aux alcooliers…

Thibault de Vivies
(Cet article paraîtra dans le numéro 18 de la revue DOPAMINE – www.reveudopamine.fr)

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