La veille juridique de Yann Bisiou #3

La réduction des risques et les enjeux sociaux de l’usage de stupéfiants sont au cœur de l’actualité juridique des drogues ce mois-ci avec une consécration aussi surprenante que bienvenue de la Réduction des risques coté crack, le retard pris par l’expérimentation du cannabis thérapeutique et l’extrême sévérité des juges à l’égard des salariés usagers de cannabis.

Autres drogues

« Kits crack » : une consécration surprenante de la Réduction des risques

Des acteurs majeurs de la réduction des risques obligés de soutenir que cette dernière est contraire à l’ordre public et aux bonnes mœurs et un laboratoire pharmaceutique qui s’en défend, telle est la situation pour le moins surprenante sur laquelle notre collègue Emmanuel Py, maître de conférences à l’Université de Dijon, attire notre attention dans le numéro 2 de la revue Propriété Industrielle (février 2021).

L’affaire a suscité un certain émoi dans le milieu associatif investi dans l’accompagnement des usagers de crack. Une société qui commercialise un « Kit crack » assigne plusieurs acteurs de la réduction des risques en contrefaçon pour avoir distribué des kits gratuitement aux usagers en contravention avec un brevet qu’elle a déposé. Pour échapper aux poursuites, les associations doivent donc obtenir l’annulation du brevet et il n’y a que deux arguments possibles : la contrariété avec l’ordre public et les bonnes mœurs d’une part, l’absence de nouveauté d’autre part.

La décision rendue par le tribunal de Paris ne pouvait être plus favorable à la réduction des risques. Le juge annule en effet le brevet en raison de l’absence de nouveauté, évitant toute condamnation des associations, mais il écarte en même temps l’argument tiré de la contradiction avec l’ordre public. Dans une motivation qui vaut la peine d’être lue dans son intégralité[1], le tribunal explique :

« Les pouvoirs publics ne [peuvent] se contenter de promouvoir uniquement l’abstinence face aux risques sanitaires et sociaux encourus par les usagers de drogues. Dans ce cadre et sans nier le caractère illicite de l’usage de drogues, s’est peu à peu développée une politique de réduction des risques et des dommages (dite de RdR) en tant que partie intégrante du dispositif de lutte contre la toxicomanie, politique majoritairement déployée sur le terrain par des associations soutenues financièrement à travers l’attribution de subventions publiques ».

Il rappelle ensuite « l’importance capitale » de la réduction des risques, sa consécration législative et réglementaire et conclut :

« En conséquence, quand bien même le brevet — porte sur un kit permettant la consommation, par ailleurs légalement prohibée, de produit stupéfiant, il n’est pas en lui-même contraire à l’ordre public ou aux bonnes mœurs dès lors que son exploitation ne peut se faire qu’à travers la distribution du kit aux usagers de drogue par les seuls CAARUD et associations de santé publique opérant, dans le cadre légal déterminé de la politique de RdR, dans un objectif prépondérant de santé publique et non dans celui de promotion et incitation à la consommation de drogues ».

Au-delà de cette reconnaissance jurisprudentielle de l’action sanitaire et sociale en faveur des usagers de drogues, cette affaire doit alerter les associations sur les risques inhérents au développement de nouveaux outils d’intervention en partenariat avec les industriels. Les droits et obligations des parties doivent être parfaitement définis avant toute coopération si ces acteurs souhaitent se prémunir d’un éventuel contentieux et ne pas se retrouver contraints de dénigrer leur propre engagement pour se défendre.

 

Expérimentation du cannabis thérapeutique : retard au vapotage

Il y a 30 ans, le professeur Francis Caballero me proposait d’écrire une thèse sur les monopoles fiscaux du cannabis et de l’opium dans les colonies françaises. Je découvrais, un peu interloqué, les centaines de décrets, arrêtés, notes, circulaires et instructions d’une bureaucratie coloniale obsédée par la peur de la contrebande. On réglementait tout, la distance de plantation des pieds de cannabis (35 cm), le diamètre des boites contenant les fleurs (30 cm), boites qu’il fallait lier « avec de la ficelle, puis [réunir] en un seul ballot qui sera d’abord enveloppé de paille, puis entouré avec 2 nattes ou 2 toiles cordées ou cousues sur le pourtour »[2]. La science était appelée à la rescousse et, à Tahiti, on calculait le taux moyen de dessiccation de l’opium (0,5 %, puis 2 % des quantités en magasin par mois) qui évitait de rendre le comptable public responsable de la différence de poids entre deux pesées[3].

Les temps changent, mais les réflexes bureaucratiques demeurent. Aujourd’hui, un nouvel arrêté[4], agrémenté d’un cahier des charges et de divers formulaires administratifs[5], sont publiés pour permettre l’acquisition de vaporisateurs destinés à l’utilisation thérapeutique de la fleur de cannabis par les patients intégrés à l’expérimentation conduite par l’Agence nationale du médicament et des produits de santé (ANSM). La date limite de dépôt des offres est fixée au 19 avril ce qui reporte encore de plusieurs semaines, voire de plusieurs mois, l’utilisation de la fleur dans le cadre de l’expérimentation. Celle-ci pourra certes commencer avant le 31 mars comme le prévoyait la loi, mais sans la fleur qui est pourtant au centre des enjeux du cannabis médical.

Une nouvelle fois, il faut rendre hommage ici au courage et à l’engagement de l’ANSM. Sans la détermination de l’agence, la France, tétanisée par la diabolisation de cette plante, serait restée bien des années à l’écart de l’utilisation thérapeutique du cannabis. Néanmoins, qu’il nous soit permis de nous inquiéter de cette cascade de conditions dont on aurait pu faire l’économie (la fourniture de vaporisateurs était déjà évoquée dans l’appel d’offres publié en octobre pour la livraison des produits). La réalité aujourd’hui, ce sont des patients qui consomment du cannabis acheté aux dealers, des aidants considérés comme des trafiquants et des médecins démunis devant des souffrances auxquelles ils ne peuvent répondre. Dans un tel contexte, même si elle n’est pas parfaite, la délivrance légale sous contrôle médical de produits normés par des fabricants identifiés sera toujours un progrès par rapport à l’existant. Il ne faudrait pas que la tradition normative de l’administration française fasse perdre de vue l’objectif principal de cette expérimentation : répondre au plus vite aux attentes des patients et de celles et ceux qui les accompagnent.

 

Cannabis le soir, licenciement au matin

Cannabis récréatif et entreprise ne font pas bon ménage. Un arrêt récent de la cour d’appel d’Amiens vient rappeler l’extrême sévérité des juges à l’égard des salariés qui consomment du cannabis[6]. Sur dénonciation de ses collègues, un manutentionnaire cariste est soumis à un test de dépistage qui se révèle positif. Immédiatement mis à pied il est licencié sans ménagement malgré ses 10 ans d’ancienneté.

C’est sans succès qu’il tente de contester le licenciement au motif que la consommation de cannabis a eu lieu le week-end à son domicile et que l’employeur ne rapporte pas la preuve qu’il présentait des indices apparents d’une consommation de cannabis lors de sa prise de fonction.

Reprenant les arguments de l’employeur, la cour d’appel considère que le test de dépistage est justifié dès lors que le chef d’équipe a trouvé que le salarié avait « une attitude distraite et les yeux rouges ». Rappelons ici que les tests de dépistage en entreprise ne peuvent concerner que les postes à risques dont la liste doit être préalablement approuvée par le Conseil social et économique (CSE) de l’entreprise, mais que, depuis un arrêt du Conseil d’État du 5 décembre 2016, ils peuvent être réalisés par toute personne y compris un supérieur hiérarchique.

Quant au fait que la consommation ait eu lieu au domicile de l’usager, hors du temps de travail, la Cour rappelle que : « Si, en principe, un fait relevant de la vie personnelle ne peut pas caractériser une faute disciplinaire, il en va autrement si le fait incriminé, bien que se rapportant à la vie personnelle, se rattache par un élément à la vie professionnelle et à l’entreprise ». On déduit de ces déclarations que c’est au salarié de veiller à ce que sa consommation de stupéfiants hors du temps de travail, n’ait pas d’impact sur sa capacité à remplir ses engagements professionnels, ce que l’on peut comprendre, mais également qu’elle ne puisse être détectée lors d’un test de dépistage. Une solution difficilement envisageable en pratique qui participe de la stigmatisation sociale des usagers.

 

[1] La décision intégrale peut être consultée sur le site de l’INPI dans la Revue PIBD, n°1149, III, p.2.

[2] Art. 10, al. 2, §4°, Déc. Beylical 11 avril 1027, J. O. Tunisien 18 mai 1927 et 20 juillet, 1, 021.

[3] Art. 1er de l’arrêté du 8 octobre 1903 modifiant l’arrêté du 24 mars 1903, J.O. des Ets fr. de l’Océanie, n°42, 15 oct. 1903, p. 286.

[4] Arr. 3 mars 2021, NOR SSAP2107057A, JO 12 mars 2021, texte n°15.

[5] Avis n°21-33952, BOAMP, 17 mars 2021.

[6] Cour d’appel, Amiens, 5e chambre prud’homale, 27 Janvier 2021 – n° 19/04143, Lexis 360