La première publication en France du roman de James Mills intitulé “Panique à Needle Park“ aux Editions Inculte, et la sortie dans un coffret prestige du film de Jerry Schatzberg, aux Editions Carlotta, sont l’occasion de revenir sur cette œuvre incontournable du début des années 70. Tout commence par une enquête photo et un récit journaliste auprès d’héroïnomanes dans un petit coin de Manhattan, et se termine par un film devenu emblématique d’une époque de consommation endémique d’héroïne à New York et d’une nouvelle façon de filmer entre fiction et documentaire…
« Drug Addiction-Part 1 / The nightmare world of the junkie » : enquête photographique et journalistique
En février 1965 paraît dans le magazine américain Life un grand dossier (photos et textes) au titre évocateur : « Drug Addiction-Part 1 / The nightmare world of the junkie », le monde cauchemardesque d’un junkie. Le reportage photographique est signé de Bill Eppridge et le texte est du journaliste James Mills. L’ensemble du reportage est consacré à un couple d’héroïnomanes New-Yorkais : Karen et John, et témoigne du parcours de vie au quotidien de ces deux jeunes gens accros à la poudre, blanche à l’époque. Les photographies en noir et blanc sont très réalistes, et le texte qui les accompagne l’est tout autant. Ce sont les deux mois passés aux côtés de Karen et John et de leur entourage, à raison de vingt heures par jour, sept jours sur sept, qui ont permis à Bill Eppridge et James Mills, bien briffés avant par le bureau des narcotics de New York, de rendre compte, le plus fidèlement possible, de la réalité du couple et des problématiques liées à la consommation d’héroïne dans les rues de New York. On est loin des consommations récréatives psychédéliques du Summer of Love. L’héroïne blanche a fait son apparition sur le continent américain et fait des ravages visiblement.
Le reportage nous fait donc partager le quotidien difficile de deux “junkie“ centrés sur leur produit de prédilection. On y voit le rapport de soutien qu’ils entretiennent l’un à l’autre, leurs séances d’injection, les effets du psychotrope, les affres du manque, et quelques sourires malgré tout… A aucun moment Bill Eppridge et James Mills ne jugent la consommation de Karen et John. Ils observent à distance, avec respect et objectivité.
“Panic at Needle Park“ : docu-fiction narrative
Deux ans après la sortie du reportage paru dans Life, en 1967, James Mills fait paraître en librairie un roman intitulé dans sa traduction littérale en français : “Panique à Needle Park“. Même si ce texte a des allures de récit journalistique à plusieurs voix, il est bel et bien présenté comme un roman, inspiré bien entendu de l’enquête réalisée auprès de Karen et John en 1965. Dans le roman, les personnages de fiction s’appellent Bobby et Helen.
Si ce texte a été publié aux Etats-Unis en 1967, il ne paraît dans une traduction française qu’en 2016.
Needle Park n’est pas vraiment un parc, mais plutôt le nom donné par les habitants à Sherman Square, qui n’est pas vraiment un square mais plutôt un îlot de béton au croisement de Broadway Av., d’Amsterdam Av. et de la 71ème rue à Manhattan, seul lieu à New York où les usagers pouvaient facilement se fournir en dehors d’Harlem. C’est là que se retrouvent les toxicomanes du quartier pour se poser, se reposer, se fournir, autour de deux trois bancs publics. C’est aussi autour de Needle Park que Bobby, 21 ans, et Helen, 23 ans, jeune couple amoureux, vivent, se fournissent et se shootent. Un journaliste, qui n’est autre que le double de James Mills, l’auteur, s’est invité pour enquêter sur leur parcours de vie, leur rencontre, leur mode de fonctionnement autour de leur usage d’héroïne, leurs déboires, leurs rapports à la police, etc… James Mills donne la parole à ses personnages qui se racontent longuement dans un récit à la première personne. Helen et Bobby nous expliquent comment fonctionne le marché, comment ils se fournissent, comment ils se shootent, comment ils supportent le manque, etc… Pour gagner les sous nécessaires à l’achat de leur dose quotidienne, Bobby vole à droite à gauche, et Helen se prostitue sans état d’âme. Mais les deux personnages partagent aussi avec le lecteur leurs satisfactions d’usage. Helen par exemple nous raconte qu’elle aime l’héroïne : “Je prends de la came, parce que j’aime la défonce, c’est aussi simple que ça. J’aime la sensation de ne plus avoir de sensation“. Et même s’il sera question de sevrage dans le récit, leur vie est là, centrée sur le produit et sur l’environnement de Needle Park.
Malheureusement pour eux, ils subissent de plein fouet une période de pénurie de produit, appelée “panique“, qui bouscule leur quotidien en aggravant leurs difficultés à se procurer l’héroïne, et par la force des choses les risques pris et les dommages de vie causés. Bobby a alors l’ambition de devenir grossiste pour gagner plus d’argent et être sûr qu’il aura toujours à disposition une quantité d’héroïne suffisante pour se shooter et soulager le manque inévitable.
Les problématiques de réduction des risques et des dommages sont ici bien entendu particulièrement prégnantes. On réutilise plusieurs fois des seringues ou autres matériels d’injection qui sont loin d’être stériles. Pénurie aidant, on s’injecte tout et n’importe quoi dans l’espoir de soulager au mieux le manque et ses manifestations douloureuses.
Même si le récit ne se veut pas diabolisateur, il reste très sombre et peint une situation de vie loin d’être satisfaisant pour Helen et Bobby. Il ne faut donc pas oublier qu’il dépeint une réalité circonstancielle de consommateurs en marge de la société à une certaine époque New-Yorkaise. Il ne s’agit bien sûr pas de faire de l’exemple d’Helen et Bobby une généralité, au risque d’alimenter alors des représentations parfois erronées de l’usage contemporain des opiacés.
“God save Helen and Bobby. They love each other in Needle Park“
“Que Dieu sauve Helen et Bobby. Ils s’aiment à Needle Park“. Cet en-tête d’affiche de film nous dit bien que l’adaptation cinématographique du roman par le réalisateur Jerry Schatzberg en 1971 se veut avant tout une histoire d’amour sur fond de consommation d’héroïne.
Le scénario, écrit par le couple d’écrivain Joan Didion et John Gregory Dunne, a été écrit après une nouvelle enquête approfondie sur le terrain auprès des toxicomanes de Needle Park. Le scénario et le film qui en a découlé sont des adaptations très libres du roman. Les personnages sont là, Helen et Bobby, mais quand le film commence, Helen n’est pas encore usagère et ne se prostitue pas encore. Contrairement au roman, elle est dépeinte comme une jeune femme un peu naïve et perdue dans New York, loin d’être à sa place, subissant la situation, et accrochée à son homme, plein d’énergie et de joie de vivre.
Le film ne peut bien entendu être qu’un raccourcie du roman. On se concentre sur l’histoire d’amour d’Helen et de bobby sans chercher à faire l’étude approfondie des problématiques liées à la consommation d’héroïne et à sa pénurie. Malgré tout, le ton et l’ambiance sont là.
“Panique à Needle Park“ révéla l’acteur Al Pacino dans le rôle de Bobby, un rôle d’héroïnomane qui marqua l’Amérique tout entière par le charisme de son interprète à l’écran. Suivra pour Pacino un rôle emblématique dans le Parrain de Francis Ford Coppola. Kitty Winn, qui interprète Helen, obtiendra quant à elle l’oscar de la meilleure actrice.
Encore une fois, difficile de ne pas imaginer que le parti pris narratif et esthétique du film participe de cette imagerie galopante qui identifiera et stigmatisera un produit par son mode de consommation, l’injection, et diabolise toujours aujourd’hui un outil de réduction des risques de plus en plus perfectionné pourtant, quand on en fait un usage unique et qu’on y associe les divers ustensiles et autres filtres qui constituent le kit de base de l’usager injecteur.
Sources et ressources
Ouvrages :
“Panique à Needle Park“ de James Mills, aux Editions Inculte
Films :
“Panique à Needle Park“, coffret prestige aux Editions Carlotta contenant le film restauré au format blu-ray et DVD, des suppléments (Jerry photographe de mode, Jerry cinéaste, Jerry à cannes…) mais aussi un ouvrage de 200 pages (inclus 50 photos du tournage), riche en entretiens, critiques du film, extraits du scénario original, et archives.
Liens internet :
Reportage photo de Bill Eppridge : http://camarademocratica.blogspot.fr/2010/12/bill-eppridge-panic-in-needle-park.html