Témoignage : de mère en fille

Elle aimait les mots ma mère.Sauf qu’à partir de 18 h, elle pouvait à peine en aligner deux à la suite.Le lendemain, elle avait oublié tous ceux qui étaient sortis de sa bouche engourdie, ceux qui avaient servi à critiquer mon père dont les longues absences rendaient le combat inégal...

Alcool

Je la revois titubant du salon à la cuisine pour se resservir un verre.

Penchée sur la table du salon, elle écrivait son journal ou cherchait la définition de mots rares dont elle dressait des listes sur des cahiers grands carreaux qu’elle perdait et recommençait à zéro comme Pénélope sa toile.

Elle aimait les mots ma mère.

Sauf qu’à partir de 18 h, elle pouvait à peine en aligner deux à la suite.

Le lendemain, elle avait oublié tous ceux qui étaient sortis de sa bouche engourdie, ceux qui avaient servi à critiquer mon père dont les longues absences rendaient le combat inégal, ce mariage qui avait fini par l’emprisonner (demande le divorce maman, lui disais-je en réprimant un sentiment de culpabilité à l’idée prendre parti), ces mots qui ne servaient qu’à décrire son malheur quotidien car ma mère était une professionnelle du malheur, elle avait ce privilège d’être la victime du monde entier, toute la planète l’avait élue médaille d’or catégorie souffre-douleur et ça suscitait chez elle un besoin irrépressible de partager cette singularité avec moi, sa fille, dont elle prédisait par la même occasion les souffrances à venir, Tu es belle, ça te portera malheur, Tu es intelligente, on te jalousera, rien ne trouvait grâce à ses yeux. Elle retournait la moindre bonne nouvelle comme une crêpe et dans sa sélection des conséquences, ne gardait que les plus catastrophiques pour que ça colle mieux au scénario qu’elle s’écrivait depuis l’enfance.

Le problème, c’est que je la comprenais trop. Son noyau de la pomme de terre (voir la ouate), je le voyais disctinctement sans les couches accumulées dessus. Je l’aimais tellement que je me mettais dans sa peau, vivais son malheur par procuration minute par minute, comme si j’espérais la soulager du poids du monde sur ses épaules. Parce que le vrai poids du monde, c’était sa mère à elle, dure, impitoyable avec ses enfants, le compliment rare, une exigence extrême, insupportable et, comble de l’injustice, devenue grand-mère douce et sucrée avec ses petits-enfants. Ma mère, elle a fait ce qu’elle a pu avec ses cadavres gonflés dans le placard et sa mère avant aussi. J’accueille en moi des générations de mères blessées et pose des sparadraps sur des blessures centenaires invisibles à l’œil nu.

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