Essai / La catastrophe invisible Collectif, sous la direction de Michel Kokoreff, Anne Coppel, et Michel Peraldi

Autres drogues

 

Cet ouvrage était attendu, car rare et précieux à l’heure où l’héroïne n’a plus vraiment la côte auprès des consommateurs. Le XXIème siècle ne sera pas celui de l’héroïne, du moins il n’en prend pas le chemin en France. Ce psychotrope, longtemps le plus emblématique des produits diabolisés par le grand public, est devenu marginal. Alors il était temps d’y consacrer une grande et longue recherche historique et sociologique menée principalement à Paris et banlieues ainsi qu’à Marseille, recherche au cœur du produit dans toutes ses dimensions aussi bien politique, économique, culturelle, et sanitaire.

L’ouvrage, s’il est dirigé par trois sociologues spécialistes de la question, est collectif. Les autres contributeurs sont essentiellement aussi sociologues mais également soit historien, soit ethnologue, soit militant historique. Tous sont intéressés par la question depuis des années, et ont pris appui sur un nombre considérable d’entretiens avec des consommateurs, revendeurs, trafiquants, acteurs de soins ou autres personnalités impliquées (listes des consultés en annexe) pour bâtir ce qui devrait constituer dès à présent une référence, hors des sentiers déjà maintes fois rebattus, mais néanmoins d’importance, des institutions policières et sanitaires.

Cette “catastrophe invisible“ n’est pas tant celle qui pourrait qualifier les dégâts sanitaires dont l’héroïne fut responsable, notamment dans les années 80-90, que l’absence de réaction des pouvoirs publics qui délaissèrent le problème et laisserons alors mourir des dizaines de milliers d’usagers par overdose ou contamination, sans lever le petit doigt ou alors uniquement pour le pointer vers ces mêmes usagers stigmatisés. Cette catastrophe invisible était certainement évitable si la France n’avait pas laissé passer le train de la réduction des risques, et si la répression n’avait pas été aussi forte. Comme le dit Michel Kokoreff sur France culture, les politiques prohibitives encouragent une culture de la clandestinité des usages qui ne favorise en rien l’accompagnement et le soin en cas de besoin. Il faudra attendre le développement de la réduction des risques initiée en partie par les “survivants“, et l’apparition des traitements de substitution aux opiacés, pour que l’épidémie de décès décline. Comme il est dit dans l’ouvrage : « la politique française n’a envisagé le problème que d’un point de vue répressif, avec pour seul horizon, côté policier, l’éradication du trafic et, côté médical, l’abstinence absolue ».

Même si les thématiques abordées sont diverses et variées, trois grandes périodes sont distinctement abordées par les auteurs dans cette recherche qui dessine une chronologie qui a son importance pour comprendre la transformation des usages, des usagers et des représentations qui y sont associées. La première période est appelée “Découverte“ et couvre la période 1964-1973. La deuxième est appelée “Bascule“ et couvre la décennie qui suit (1973-1983), l’héroïne passant du statut de « produit “chic”, valorisé, voire médicalement approuvé », à celui de « monstre épidémique », avec une figure du junky dont les médias se feront allégrement le relais. La troisième période est appelée “Reflux“ et couvre elle les années 1988 à 1996, années qui ont connu un pic de diffusion du produit. La recherche s’arrête à l’orée du XXIème siècle qui voit se dessiner le déclin, tout relatif, de la consommation d’héroïne et une bascule vers d’autres drogues… Si ces usages d’héroïne en France ne sont plus sur le devant de la scène, ce n’est pas le cas aux Etats-Unis qui a vu en quelques années une montée en puissance des pain-killers et par système de vases communicants, de la blanche…