
Pr Benjamin Rolland, psychiatre addictologue au CHU de Lyon et au Centre hospitalier Le Vinatier – Psychiatrie Universitaire Lyon Métropole.
Dans cet article, Addict’AIDE propose une synthèse des enjeux liés à la prescription des benzodiazépines, éclairée par les analyses du Pr Benjamin Rolland, psychiatre addictologue au CHU de Lyon et au Centre hospitalier Le Vinatier – Psychiatrie Universitaire Lyon Métropole, et de Nicolas Bonnet, pharmacien de santé publique et directeur du RESPADD (Réseau de prévention des addictions).
En 2024, plus de 9 millions1 de Français ont consommé une benzodiazépine au moins une fois dans l’année, plaçant la France au 2ᵉ rang européen après l’Espagne. Cette situation reflète une culture fortement ancrée de prescription d’anxiolytiques et de somnifères. Si l’efficacité des benzodiazépines (BZD) est avérée à court terme, leur usage chronique peut entrainer des effets secondaires majeurs : troubles de la mémoire, somnolence, capacité de conduite altérée, chute, accoutumance, dépendance, addiction…
Benzodiazépines : indications, fonctionnement et risques de mésusages
Les benzodiazépines, commercialisées depuis les années 1960, agissent via les récepteurs GABA-A, principaux régulateurs inhibiteurs du système nerveux central. Elles « calment », réduisent l’anxiété et facilitent l’endormissement. Leur efficacité immédiate explique leur succès… ce qui entraine aussi des mésusages prolongés.
Indiquées en cas de troubles anxieux, de troubles du sommeil, de sevrage alcoolique, pour certaines épilepsies ou encore pour des spasmes musculaires, ces molécules agissent sur les symptômes, sans pour autant traiter la cause des troubles.
Un fait est avéré et tend à s’étendre : la tentation d’une solution rapide peut conduire à des prescriptions prolongées de benzodiazépines alors même que les recommandations officielles de l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) prônent des traitements de courte durée : 2 à 5 jours pour des insomnies occasionnelles ; 2 à 3 semaines pour des insomnies transitoires ; 4 semaines maximum dans le cas de troubles sévères du sommeil et de 8 à 12 semaines pour l’anxiété sévère (sevrage inclus). En prise chronique, les effets indésirables des benzodiazépines prédominent en effet, et inversent la balance bénéfice/risque de cette classe de médicament.
Pourtant, les durées réelles de traitements dépassent largement ces cadres : en 2016, 50 % des prescriptions excédaient 8 mois2. Des décalages qui s’expliquent notamment par des habitudes de prescription ancrées, une pression ou une demande insistante de la part des patients, un manque de temps médical, des perceptions erronées sur les risques et bien souvent l’absence d’un plan de traitement incluant l’arrêt dès l’initiation. Le Pr Benjamin Rolland, psychiatre addictologue au CHU de Lyon et au Centre hospitalier Le Vinatier – Psychiatrie Universitaire Lyon Métropole, le précise sans détour : « Bien prescrire, c’est avant tout planifier l’arrêt. Les critères d’arrêt doivent être fixés dès le début du traitement ».
Les benzodiazépines, dépendances et addictions deux mécanismes différents mais des risques avérés
Une certaine banalisation de l’usage des benzodiazépines en France
Un fait constaté avec des chiffres épidémiologiques qui pourtant alertent : en 2024, 4 Français sur 103 ont pris un médicament pour lutter contre les troubles du sommeil ou calmer l’anxiété passagère, ne serait-ce qu’exceptionnellement (un taux en augmentation par rapport à la mesure de 2021) avec 25 % des Français qui ont pris des médicaments à base de benzodiazépines.
Les femmes sont plus représentées : 53 % versus 47% pour les hommes. Les motifs sont l’anxiété pour 59 % des femmes et 41 % des hommes et les troubles du sommeil pour 56 % des femmes et 44 % des hommes.
Un autre constat vient en miroir : alors que dans 6 cas sur 10 ces traitements sont prescrits par le médecin, sur la base des symptômes décrits par le patient, moins d’1/3 des patients se souvient avoir reçu de la part du médecin des informations sur les risques et les effets secondaires des benzodiazépines : dépendance, accoutumance, prise de poids, dangers d’une interaction avec l’alcool, conduite d’un véhicule à éviter.
Des données qui pointent l’importance d’une évaluation régulière du rapport bénéfice/risque, d’une information adaptée, éclairée et complète à destination des patients et d’un accompagnement structuré lors de la déprescription, qui doit absolument être planifiée dès le début du traitement.
Banalisation de l’usage des benzodiazépines, y compris chez les plus jeunes !
Ainsi entre 2015 et 2025, la consommation d’anxiolytiques a augmenté de 25 % chez les moins de 19 ans et de 40 % chez les jeunes femmes de moins de 19 ans4.
Par ailleurs, l’expérimentation de tranquillisants ou de sédatifs sans ordonnance est rapportée par 11 % des jeunes scolarisés âgés de 16 ans ; les filles étant davantage concernées que les garçons (15 % contre 8 %) et dans 1 cas sur 2 via la mère5.
Dépendance et addiction : deux mécanismes distincts, mais des risques bien réels
Enfin, 1/3 des patients qui prennent des benzodiazépines ne repèrent pas les risques inhérents à la prise de leur traitement1. Or des phénomènes de dépendance, et même d’addiction, peuvent émerger et nécessiter ensuite une déprescription : réduction de dose ou cessation.
Dépendance : un mécanisme pharmacologique
La dépendance résulte principalement de la tolérance, quand l’organisme s’adapte progressivement au médicament. L’arrêt brutal ou trop rapide crée un déséquilibre physiologique qui peut entrainer une anxiété intense, une insomnie marquée, de l’agitation ou encore des crises d’épilepsie. C’est un phénomène attendu quand le traitement est maintenu sur plusieurs semaines ou mois. « En rompant cet équilibre de manière trop rapide, les contre-mesures se révèlent (au niveau cérébral) par des symptômes de sevrage qui sont en miroir des effets aigus des benzodiazépines.
En cas de dépendance simple, la décroissance progressive avec son médecin traitant, qui respecte les paliers de doses (faibles) a un bon pronostic. Elle est en effet plus facile, car le patient est capable de prendre des doses stables. », nous précise le Pr Benjamin Rolland.
Addiction : une dimension comportementale
« En revanche si des symptômes comportementaux apparaissent, on est dans un schéma d’addiction. Un accompagnement spécialisé plus encadré est alors nécessaire, par exemple avec un séjour hospitalier séquentiel dans un service spécialisé. Objectif visé : une décroissance avec un switch de molécules équivalentes à élimination plus lente » précise le Pr Benjamin Rolland.
L’addiction aux benzodiazépines se manifeste par une perte de contrôle, des doses irrégulières, des conséquences sociales ou médicales, une envie irrépressible de consommer (craving).
Les addictions sont fréquemment associées à des troubles psychiatriques (pathologies duelles), qui nécessitent un diagnostic précis et un suivi spécialisé coordonné : psychiatres, addictologues, médecins généralistes, infirmières en pratique avancée, infirmières à domicile, pharmaciens…
Recommandations : mieux informer les professionnels et les usagers autour d’une prescription plus responsable
La déprescription dès la prescription : un impératif trop peu appliqué (gras)
De nombreux professionnels hésitent encore à engager dès le début du traitement une déprescription. Pour quelles raisons ? La crainte de déstabiliser le patient, le manque de formation, les contraintes de temps… Pourtant, la réduction progressive est possible et efficace dans la majorité des cas. Le Pr Benjamin Rolland souligne que « Plus la décroissance est lente, plus les paliers sont faibles, meilleure sera la tolérance. »
Dans ses recommandations, la Haute Autorité de Santé (HAS) rappelle d’ailleurs que les effets indésirables et les modalités d’arrêt des benzodiazépines doivent être expliqués au patient dès la prescription.
Mieux informer pour prévenir le mésusage de ces molécules
La France commercialise une vingtaine de benzodiazépines et apparentées. Le mésusage reste fréquent : 1 patient sur 4 prend plusieurs benzodiazépines en même temps alors que leurs effets indésirables peuvent se cumuler, que les durées de traitement dépassent largement les recommandations de l’État et que ces durées trop longues peuvent conduire à la dépendance, voire à l’addiction.
Nicolas Bonnet (renvoi vers l’interview de Nicolas Bonnet), pharmacien et directeur du RESPADD, précise à ce sujet que : « L’information ne nuit pas à la santé, au contraire ! Promouvoir la connaissance, c’est prévenir les usages problématiques et améliorer la qualité des soins. »
Un guide national pour accompagner les professionnels
Raison pour laquelle le RESPADD a édité, avec le soutien de la Direction générale de la santé, un guide accessible en ligne depuis juin 2025, intitulé « [Mes]uages de médicaments psychotropes » (renvoi vers : https://urls.fr/eJhj5l), avec un chapitre complet consacré aux benzodiazépines.
Objectifs visés :
- Rappeler de façon claire aux professionnels les règles de prescription.
- Proposer des outils d’accompagnement à la réduction, ou à l’arrêt des traitements.
- Favoriser la déprescription anticipée.
Ce guide s’adresse à tous les professionnels de la relation d’aide : médecins, psychiatres, infirmiers, pharmaciens, psychologues, travailleurs sociaux, ergothérapeutes, diététiciens…
Pour Nicolas Bonnet, une conviction forte : « outiller les professionnels de la relation d’aide (soignants, travailleurs sociaux…) par des ressources, des formations et des savoirs scientifiques, c’est renforcer leur capacité à accompagner au quotidien, les bénéficiaires de soins », avant d’ajouter : « Il nous a semblé important de consacrer un chapitre complet sur les benzodiazépines, pour redonner aux professionnels les règles de prescription, d’accompagnement, mais aussi des outils pour accompagner les personnes qui prennent ces médicaments vers des démarches de réduction ou d’arrêt. D’ailleurs on devrait penser à la déprescription dès la prescription ».
4 recommandations centrales pour une prescription responsable et un meilleur usage des benzodiazépines
- Anticiper l’arrêt dès la prescription
C’est la règle d’or : planifier l’arrêt, définir un objectif clair, en cas d’efficacité ou d’inefficacité, dès le début du traitement.
- Respecter strictement les durées maximales de traitement
Une prise prolongée de benzodiazépines augmente de façon significative les troubles cognitifs, les accidents, les interactions médicamenteuses, ainsi que la dépendance, voire la dépendance.
- Mieux connaître les différentes catégories de benzodiazépines
Selon leur durée de vie et donc d’action : courte (<10 h), intermédiaire (10-24 h), longue (>24 h). Le choix de ces catégories impacte, en effet, directement le risque de dépendance, tout comme les effets secondaires qui peuvent émerger.
- Mieux maîtriser les contre-indications et les précautions d’emploi
Une meilleure connaissance des contre-indications et des précautions majeures d’emploi est également cruciale. Elles varient selon l’âge, les comorbidités, les traitements associés, la consommation d’alcool ou d’autres psychotropes.
En bref !
L’usage des benzodiazépines reste très élevé en France et il est souvent très éloigné des recommandations officielles. Les risques – dépendance, addiction, troubles cognitifs, interactions – sont encore largement sous-estimés par les patients et parfois mal anticipés par les prescripteurs.
Pour réduire le mésusage, trois leviers essentiels :
- informer dès la prescription sur les risques et les modalités d’arrêt,
- responsabiliser les professionnels comme les patients,
- mieux encadrer la déprescription avec un accompagnement adapté, coordonné si besoin et responsable.
Informer, sensibiliser, structurer les parcours : autant d’actions indispensables pour améliorer la santé publique et limiter le recours inapproprié aux benzodiazépines en France.
Sources :
1ANSM (Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé) – 2025 : https://urls.fr/Y8SOdb
2 « État des lieux de la consommation des benzodiazépines » – ANSM – 2017
3 « Bon usage des médicaments, focus Benzodiazépines » – Enquête qualitative-quantitative réalisée auprès d’un échantillon de 2 000 Français représentatifs de la population française – Viavoice pour l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) – 2025 : https://ansm.sante.fr/uploads/2025/04/04/rapport-ansm-enquete-bon-usage-focus-benzodiazepines-janvier-2025.pdf
4 ANSM – Avril 2025
5 « Usage détourné de médicaments psychotropes par les jeunes » – Observatoire français des drogues et des conduites addictives (OFDT) – 2016 : hm.fr/sites/default/files/files/Corevih/corevih_ofdt_rapport_usagesdetournes_medicaments_psychotropes_parlesjeunes_juillet_2016.pdf