De la maltraitance infantile aux addictions de l’adulte

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Image par Alexas_Fotos de Pixabay

Les personnes sujettes aux addictions cumulent généralement plusieurs événements de vie traumatiques, des biographies complexes et une souffrance psychologique antérieure à leurs premiers problèmes de drogue. Des traumatismes subis pendant l’enfance, surtout des abus sexuels et des viols, sont très fréquemment rapportés. La recherche en psychiatrie vise à comprendre l’impact de ces événements sur le risque de troubles psychiatriques à l’âge adulte.

Ces troubles sont complexes. Ils résultent en effet de différentes vulnérabilités, dont les origines peuvent être d’ordre génétique (des variations dans la séquence de certains gènes peuvent par exemple modifier le fonctionnement neurobiologique) ou neurodéveloppemental (altération du développement du cerveau et de sa maturation). Celles-ci interagissent avec un environnement à risque (toxique, infectieux, métabolique ou encore psychologique), déclenchant des perturbations neurobiologiques qui peuvent se manifester par des symptômes, voire des maladies. On pense actuellement que ces interactions surviennent pendant un laps de temps critique, durant lequel la fragilité du cerveau est accrue, et par conséquent l’exposition à un environnement à risque très délétère.

Pas une, mais des maltraitances infantiles

Le mot « trauma » vient du grec et signifie « blessure ». Et en psychiatrie, on distingue trois types de traumatismes psychiques, c’est-à-dire d’événements ayant blessé la psyché.

Le type I correspond aux traumatismes simples. Il s’agit de traumas inattendus, soudains et de durée limitée, à l’image des catastrophes naturelles, des accidents, ou de certaines agressions. Les traumatismes psychiques de type II représente quant à eux des traumatismes complexes, des blessures répétées, par leur présence constante ou la menace incessante de leur survenue sur une longue période de temps. Il s’agit par exemple de tortures, de violences conjugales, d’abus physiques ou sexuels… Enfin, le type III désigne la survenue d’événements multiples, envahissants et violents pendant longtemps, induits par un agent stressant chronique ou maltraitant. Il peut s’agir d’agressions sexuelles répétées dans le cercle familial ou conjugal, lesquelles sont observées dans de nombreuses situations de maltraitance infantile.

Il faut souligner que la maltraitance infantile revêt de fait plusieurs formes. Il peut en effet y avoir :

  • Maltraitance physique, c’est-à-dire des agressions physiques de la part d’une personne plus âgée ;
  • Maltraitance psychologique, à savoir des agressions verbales répétées, portant atteinte tant au bien-être qu’à la valeur et à l’estime de soi de l’enfant en tant que personne. Cette maltraitance psychologique inclue aussi tout comportement humiliant, menaçant ou dégradant de la part d’une personne plus âgée ;
  • Abus sexuels, avec des contacts ou comportements de nature sexuelle entre un enfant et une personne plus âgée. La notion de contrainte est fréquente, mais non essentielle dans cette définition ;
  • Négligence émotionnelle, quand les adultes en charge de l’enfant ne répondent pas de manière appropriée à ses besoins psychologiques et affectifs de base : amour, encouragement, sentiment d’appartenance et soutien ;
  • Négligence physique, quand ces mêmes adultes ne répondent pas comme il se doit à ses besoins physiques : le nourrir, l’abriter, superviser et veiller à sa santé et sa sécurité.

Ajoutons à cette liste qu’être témoin de violences, notamment domestiques et conjugales, peut aussi être considéré comme de la maltraitance : c’est le cas lorsqu’un enfant assiste directement ou indirectement à des violences exercées dans le milieu familial, très souvent contre la mère.

La maltraitance infantile expose au risque de mort prématurée

Plusieurs études, dont une vaste enquête, l’étude « Adverse Childhood Experiences » (ACE) menée aux États-Unis entre 1995 et 1997 par les Centres pour le contrôle et la prévention des maladies, ont relié des antécédents de maltraitance infantile à l’apparition de divers comportements à risque – comme le tabagisme, l’inactivité physique, le trouble d’usage de l’alcool, la consommation de drogues (surtout par injection), l’hypersexualité (nombre de partenaires sexuels supérieur à 50), etc. Or ces comportements ont eux-mêmes des retombées, ce qui explique sans doute l’association avec de nombreuses autres pathologies, tels que maladies cardiaques ischémiques, accidents vasculaires cérébraux, cancers, maladies pulmonaires, diabète, obésité, hépatites, fractures osseuses par accident, etc.

Ces risques, on le sait, sont par ailleurs accrus par les liens entre la maltraitance infantile et les pathologies psychiatriques survenant à l’âge adulte, en particulier la dépression, les états de stress post-traumatique, le trouble de la personnalité limite et les addictions. Que sait-on précisément de ces dernières ?

Au croisement de la maltraitance précoce et des addictions : le système opioïde endogène

S’agissant de la dépendance alcoolique, elle est plus fréquente chez les femmes que chez les hommes ayant souffert dans leur enfance d’abus sexuels – tout en étant plus souvent résistante aux traitements que chez les personnes n’ayant pas cet antécédent traumatique. Le tabagisme, quant à lui, est bien des fois sévère et précoce. La consommation de cannabis survient elle aussi plus tôt que dans le reste de la population, avec des risques élevés de dépendance. Enfin, les abus sexuels subis sont également un facteur de risque particulièrement élevé d’usage et de dépendance à des drogues multiples chez les femmes – notamment pour la cocaïne, le crack et l’héroïne : le risque est multiplié par 5.

Au croisement de ces addictions et de la maltraitance précoce se trouve un ensemble de peptides et leurs récepteurs : le système opioïde endogène. Ce système, on le sait, joue un rôle central dans les traumas comme dans les addictions. Comment agit-il ? En s’appuyant sur trois types des récepteurs des opiacés (les opiacés sont des dérivés des alcaloïdes de l’opium, tels que l’héroïne et la morphine) : mu, delta et kappa. De l’activation des deux premiers résulte l’effet euphorisant des opiacés, quand l’activation du dernier entraîne des troubles de l’humeur. Globalement, ces récepteurs largement distribués dans le cerveau modulent aussi la réponse à la douleur.

Notons par ailleurs qu’au-delà du plaisir et de la douleur, ce système joue un rôle important dans la régulation du stress et des émotions, la mémoire, l’attachement d’un enfant à sa mère, et plus largement dans la modulation du bien-être et des interactions sociales.

Le système opioïde endogène est modifié par le stress

L’implication du système opioïde endogène s’exerce de plusieurs manières lors de la réponse au stress. On sait qu’un stress prolongé entraîne l’activation des récepteurs mu. A priori, des sujets exposés à un stress chronique pourraient de ce fait devenir dépendants aux opioïdes endogènes. D’autant plus que le stress provoque la libération d’opioïdes endogènes, notamment des endorphines, dans différentes aires cérébrales : en agissant sur les récepteurs mu, ces endorphines diminuent la sensation de douleur physique et atténuent la souffrance affective qui lui est associée. Cet effet est probablement protecteur lors de la phase initiale d’un traumatisme, lequel va modifie durablement le fonctionnement des récepteurs aux opiacés. On constate en outre que si les récepteurs mu sont artificiellement bloqués, des symptômes similaires à ceux d’un sevrage se manifestent.

Face à un stress majeur, on réagit normalement par le célèbre fight-or-flight, « le combat ou la fuite ». Mais les nouveau-nés et les jeunes enfants n’en sont pas capables. Ils manifestent tout d’abord une réaction d’excitation, avec gesticulations, cris et pleurs, pour attirer l’attention d’un parent ou soignant. Si aucune réponse ne vient renforcer cette réaction, elle s’éteint et disparaît progressivement. Apparaît alors un comportement dit « de défaite », se traduisant par une séparation fonctionnelle entre des éléments psychiques qui sont habituellement réunis : une sidération dissociative comportant un émoussement émotionnel, une attitude de passivité et une baisse de la sensation de douleur.

Cette réaction dissociative correspond à un mécanisme d’adaptation et d’échappatoire au trauma. Elle est plus intense quand l’exposition au trauma est précoce et durable. Les opioïdes endogènes y jouent un rôle important, en intervenant dans l’immobilisation physique, le mutisme et le calme apparent. Du reste, une étude menée par imagerie cérébrale a révélé une diminution des récepteurs opioïdes kappa chez les traumatisés pour qui la dysphorie (état de malaise, d’inconfort émotionnel et mental), et l’anhédonie (perte d’intérêt et du plaisir à l’égard des activités quotidiennes, même celles qui étaient habituellement plaisantes) sont sévères.

Attachement et interactions perturbés

L’attachement d’un enfant à sa mère est lui aussi modulé par le système opioïdergique mu. Ses interactions avec elle sont en effet associées à une libération de ces peptides, ce qui contribue à renforcer le lien. C’est sans doute pourquoi, lors des séparations, l’enfant cherche à maintenir une proximité physique avec sa mère, usant s’il le faut de cris et de pleurs.

Par ailleurs chez le rongeur, il a été montré que des animaux nés sans récepteurs mu – que l’on sait impliqués dans le circuit de la récompense – sont moins attachés à leur génitrice.

L’enfance étant le temps où se construisent les modalités d’attachement et d’interactions sociales, la dérégulation du système opioïde induite par des traumatismes pourrait donc être impliquée dans le développement de troubles de la personnalité type borderline ou antisociale. Or ces deux modes de fonctionnement sont effectivement très présents chez les sujets ayant subi des maltraitances ou traumatismes dans l’enfance.

Un article de pour le site The Conversation

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