La veille juridique des addictions #4

Une revue de presse de Yann Bisiou, spécialiste du droit des stupéfiants.

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Les libertés fondamentales sont-elles solubles dans la prohibition ? Le doute, hélas, n’est pas permis. Atteinte au principe de légalité, au principe de nécessité, au principe de proportionnalité, au principe de loyauté… Force est de constater que, depuis 50 ans, la prohibition a été un cheval de Troie dans la citadelle des droits de l’Homme. Et les juges ont souvent laissé faire.

La Cour de cassation s’est toujours montrée insensible aux critiques de la doctrine sur les malfaçons du droit des stupéfiants (J. Huet, Fin du principe de légalité en matière de stupéfiants, JCP G, 28 mars 2011, n°347). Avec une effrayante constance, elle fait barrage de son corps pour que le Conseil constitutionnel n’ait pas à se prononcer sur la légalité des infractions relatives à l’usage de stupéfiants. Dans un arrêt du 13 janvier 2021 (n°20-84002), elle vient encore de refuser de transmettre au Conseil une QPC (Question prioritaire de constitutionnalité) sur le délit de provocation à l’usage en affirmant, sans le justifier, que la question n’était pas nouvelle, et ajoutant qu’elle n’était pas sérieuse « dès lors qu’il résulte de la jurisprudence de la Cour de cassation que celle-ci veille à ce que les juridictions correctionnelles interprètent de manière précise et stricte la notion de provocation à l’usage ou au trafic de stupéfiants, y compris à l’occasion de la commercialisation d’objets, l’infraction définie par l’article L. 3421-4 du code de la santé publique visant à réaliser l’objectif de valeur constitutionnelle de protection de la santé publique ». Dormez-en paix, braves gens, la Cour de cassation veille sur la santé publique et les libertés individuelles sans avoir besoin du Conseil constitutionnel.

Cela va-t-il changer grâce au juge administratif ? C’est la question qui se pose après la décision du Conseil d’État du 12 février 2021 (n°443673) de transmettre au conseil constitutionnel une QPC portant sur l’atteinte disproportionnée à la liberté d’entreprendre que constituerait l’interdiction professionnelle d’exercer la profession de coach sportif prévue par l’article L212-9 du code du sport. La question posée au Conseil constitutionnel est de savoir si le fait d’instituer une incapacité professionnelle automatique et perpétuelle d’exercice de la profession d’éducateur sportif du fait de condamnations pénales, sans prise en compte de la gravité des condamnations ni des conditions d’exercice des fonctions, porte une atteinte injustifiée et manifestement disproportionnée à la liberté d’entreprendre.

En l’espèce un coach sportif dépisté positif au volant a été sanctionné d’une simple amende de 400 € sur le fondement de l’article L235-1 du code de la route. On sait que depuis 2003, cette infraction ne nécessite pas de démontrer l’existence d’une influence des stupéfiants sur la conduite. À la différence de l’alcool, il suffit que le dépistage soit positif pour que l’infraction soit constituée, même si la consommation remonte à plusieurs heures, voire plusieurs jours, et n’a aucune incidence sur la capacité à conduire. Pourtant, cette sanction est suffisante pour que le préfet de la Seine-Saint-Denis retire au plaignant sa carte professionnelle et lui enjoigne de cesser immédiatement son activité professionnelle.

Cette question de l’automaticité des interdictions professionnelles associées à certaines condamnations pénales est un serpent de mer des politiques pénales. Le législateur a supprimé les peines accessoires lors de l’adoption du nouveau code pénal, mais il a conservé les interdictions professionnelles automatiques non codifiées fondées sur des condamnations pénales qu’il considère comme des « mesures de sûreté » et non des peines. Directement ou indirectement, une trentaine de professions sont ainsi interdites aux personnes condamnées pour usage de stupéfiants, une centaine en cas de condamnation pour « détention ».

La liberté d’entreprendre va-t-elle triompher ? Peut-être. Le Conseil constitutionnel a déjà censuré l’interdiction automatique d’inscription sur les listes électorales au motif qu’elle était contraire au principe d’individualisation des peines (C. const., n°2010-6/7, 11 juin 2010). Dans sa récente décision relative à la loi instaurant des mesures de sûreté à l’encontre des auteurs d’infractions terroristes (C. const., n° 2020-805 DC, 7 août 2020), il a imposé un contrôle de proportionnalité des mesures de sûreté. Or, la différence est considérable entre des faits de terrorisme et le dépistage au volant d’un usage de stupéfiants dont on ne sait même pas s’il constituait un risque pour les autres conducteurs. On peut donc espérer que d’ici quelques semaines, le Conseil constitutionnel accueille favorablement la QPC. Le législateur aura alors du pain sur la planche, car il faudra réviser les dizaines d’interdictions professionnelles qui stigmatisent aujourd’hui les consommateurs de stupéfiants.