Dans le sillage des débats sur la sécurité, l’usage de drogues dans les lieux publics constitue un fort enjeu électoral, avec aujourd’hui en point de mire la construction d’un mur entre Paris et Pantin.
Si durant de nombreuses années, le trafic de stupéfiants a été pointé comme cause de l’insécurité, le débat s’est orienté vers la présence même des consommateurs de drogues dans l’espace public et ouvre un champ de discussion sur les réponses à y apporter.
L’usage de drogues relève le plus souvent de la sphère privée et intime, mais peut parfois se dérouler dans l’espace public non par choix, mais par contrainte pour les consommateurs les plus précaires.
Ce phénomène donne parfois lieu à des scènes ouvertes (mêlant trafic et usage) qui peuvent générer des troubles à l’ordre public et un sentiment de malaise et de peur pour les riverains. Les scènes ouvertes entraînent également des problèmes sanitaires pour les usagers. Ceux-ci s’exposent en effet à la transmission de maladies infectieuses lorsqu’ils consomment dans de mauvaises conditions d’hygiène, en particulier lors d’injections.
Les nombreux reportages menés sur la « Colline du crack », située au nord-est de Paris, près de la porte de la Chapelle, avaient pointé la saleté des lieux et les problèmes d’hygiène. Cette « Colline », démantelée par les forces de l’ordre en 2018, était un exemple emblématique de scène ouverte avec un problème qui s’est ensuite déplacé.
L’évacuation des usagers à la lisière d’Aubervilliers et de Pantin depuis le quartier des jardins d’Éole, est un nouvel épisode qui interroge sur les solutions pérennes.
Pour tenter de répondre à ces problèmes, la ville de Paris, la Préfecture de Paris, l’Agence Régionale de Santé d’Île-de-France et la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca) ont appelé à une forte mobilisation sanitaire et sécuritaire et ont mis en œuvre en 2019 un plan crack pour essayer de trouver des politiques communes.
Cette substance dérivée de la cocaïne induit une dépendance rapide.
Controverse sur les salles d’injection
Dès 2016, une salle de consommation à moindre risque avait été implantée dans le 10e arrondissement, près de la gare du Nord, pour répondre à une scène ouverte d’injection, avec ce même double objectif d’améliorer la santé des usagers de drogues et de pacifier l’espace public.
L’implantation des salles de consommation ne va pas de soi et n’a cessé de donner lieu à de multiples controverses en France, au niveau national et local.
Certains politiques comme Philippe Goujon, maire Les Républicains du XVe arrondissement de Paris, se sont publiquement opposés à la mise en œuvre de ce lieu dès 2011, dénonçant cette réponse de santé publique comme un signal d’incitation à la consommation pour les plus jeunes et comme un message de renoncement au sevrage pour les toxicodépendants. Sa préconisation : renforcer la répression.
Près de dix ans plus tard, Rachida Dati, alors qu’elle était candidate Les Républicains à la mairie de Paris en 2020, avait repris certains de ces arguments tout en adoucissant son discours. En plein débat électoral, elle avait dénoncé la prochaine mise en place d’un « bus de crackers », un modèle qui de fait existe en France depuis les années 1990. Ces dispositifs de réduction des risques mobiles vont à la rencontre des usagers sur les scènes de consommation, afin de leur fournir du matériel de prévention des risques vis-à-vis du VIH et des hépatites.
Le débat sur les salles se poursuit en tout cas aujourd’hui.
Diminution des overdoses
Au niveau international, les salles de consommation à moindre risque ont fait la preuve de leur intérêt en santé publique. Leur évaluation a montré une diminution des overdoses et du partage de seringues entre usagers. Autres points positifs : une baisse des injections dans l’espace public et une amélioration de l’accès aux soins, incluant une augmentation des sevrages.
Malgré cela, les oppositions politiques à ce type de solution persistent. Elles sont révélatrices de l’ambivalence de la société vis-à-vis de l’usage de drogues dans un contexte prohibitionniste. Ces oppositions montrent également la difficulté à apporter des réponses à des questions complexes : comment faire cohabiter différents groupes sociaux en ville, comment concilier une approche à la fois sanitaire et de tranquillité publique ?
L’évacuation des lieux de consommation par la police, menée dans le cadre d’une réponse exclusivement répressive, est inefficace, car elle ne fait le plus souvent que déplacer le phénomène. Sans le régler, ni pour les usagers, ni pour les riverains, dont le quotidien est difficile et le point de vue sur ces questions ambivalent. Ils oscillent le plus souvent entre une volonté de prise en charge (« il est important que les drogués puissent se soigner ») et de relégation de cette population (« je suis favorable à la prise en charge mais pas en bas de chez moi »), voire parfois de sanction (« il serait plus utile des les enfermer pour les protéger de la drogue »).
Au-delà de nos frontières, les réponses publiques apportées aux scènes ouvertes de drogues offrent des pistes intéressantes.
En Suisse, la « politique des quatre piliers »
Au milieu des années 1980, la Suisse a ainsi été confrontée à une scène ouverte de drogues incluant près de mille personnes par jour dans le parc Platzpitz à Zürich, renommé « Needle Park » (le parc de l’aiguille). Une vaste opération de police menée en 1991 démantèle cette scène qui se reconstruira à côté de l’emplacement initial, dans la gare désaffectée du Letten. L’inefficacité d’une unique réponse de sécurité publique sera un révélateur pour les Suisses et déclenchera la mise en œuvre d’une politique dénommée la « politique des quatre piliers ».
Caractérisée par le pragmatisme et la préoccupation de la santé publique, elle contribuera au développement des salles de consommation à moindre risque dans le pays. La première salle ouvre à Berne en 1986, trente ans avant la première salle française. Une des originalités du modèle suisse est son fédéralisme qui est un facteur décisif dans la mise en place de politiques de réduction des risques au niveau local. Le fédéralisme et son système de « démocratie directe » favorise la concertation, l’implication et l’adhésion des acteurs locaux.
Ceux-ci peuvent, par référendum, s’opposer aux politiques en place, mais également exprimer leur accord ou leur désaccord dans le cadre de référendums mis en place par les autorités fédérales. En Suisse, les forces de l’ordre collaborent de manière étroite avec les acteurs du champ éducatif et sanitaire. La mise en place de la politique de réduction des risques et d’ouverture de salles de consommation a été perçue comme un moyen de rétablir l’ordre public, ce qui a largement contribué à leur acceptation.
La Suisse est souvent présentée comme un modèle en matière de politiques des drogues : les grandes scènes ouvertes y ont désormais disparu, la consommation d’héroïne a diminué et le taux de nouveaux cas de contamination par le VIH y est très bas.
Au Canada, mobilisation des usagers
Une autre piste intéressante est celle de l’implication des usagers. Au Canada, à Vancouver, le quartier de Downtown Eastside était depuis les années 1970 laissé à l’abandon, marqué par ses scènes ouvertes d’usage d’héroïne puis de cocaïne et par une forte criminalité. En 1997, face à une situation désastreuse mêlant clusters de transmission du VIH et overdoses, un collectif d’usagers de drogues, le Vancouver Area Network of Drug Users (VANDU), est créé. Cette mobilisation des « communautés » d’usagers a joué un rôle majeur dans la sensibilisation des acteurs municipaux.
Elle donnera lieu à la création d’Insite, un site d’injection supervisée, et au développement de politiques locales favorisant l’insertion sociale par l’accès à l’hébergement. L’évaluation d’Insite a montré une amélioration de l’accès aux soins et une augmentation des demandes de sevrage des usagers fréquentant la salle. Un bilan également positif dans l’espace public, avec moins de seringues usagées dénombrées et une délinquance stabilisée.
Aux États-Unis, l’échec du tout répressif
Aux États-Unis, à New York, l’usage de crack dans l’espace public était si présent dans les années 1980 qu’il a pu être qualifié de phénomène « épidémique ». Les autorités ont alors apporté une réponse essentiellement répressive. La lutte contre le crack, considéré comme un phénomène touchant essentiellement des usagers « noirs et pauvres », a été instrumentalisée pour justifier l’incarcération massive des Afro-Américains.
La consommation des drogues aux États-Unis n’a pas diminué suite à cette réponse répressive, « l’épidémie d’overdoses aux opiacés » en est l’illustration parfaite. Responsable de 90 000 morts en 2020, la consommation d’opiacés est aujourd’hui la première cause de mortalité aux États-Unis.
Il est intéressant de souligner que la réponse actuelle apportée à cette « épidémie » d’overdoses d’opiacés, présentée comme affectant plutôt les populations de jeunes blancs issus des classes moyennes a été une réponse de santé publique. Cette réponse sanitaire permet d’améliorer la vie des usagers de drogues et de leurs familles. En Amérique du Nord, des organisations de mères de famille militent aujourd’hui pour la mise en place de salles de consommation, afin de protéger la jeunesse des overdoses.
Espaces de consommation et prise en charge : l’approche globale danoise
Le Danemark n’a jamais réellement été confronté à des scènes ouvertes d’injection ou de crack grâce à l’accent mis sur la réduction des risques conçu là-bas comme un outil de réhabilitation sociale des usagers de drogues. Une salle mobile d’injection a été mise en place en 2011 par Michael Lodeberg, un riverain du quartier de Vesterbro, impacté par l’usage de drogues à Copenhague. Très rapidement, deux salles de consommation à moindre risque ont ensuite été implantées par la municipalité.
À titre de comparaison, Copenhague comprend aujourd’hui trois dispositifs pour une agglomération de 1,3 million d’habitants, quand Paris ne dispose que d’une salle pour 10 millions de personnes. Au Danemark, tout comme à Paris, le crack est aujourd’hui l’un des produits les plus consommés par les usagers en situation de précarité sociale. Cependant là-bas, les usagers ont l’autorisation de pouvoir consommer dans les centres d’hébergement qui les accueillent. Ces espaces de consommation et cet accès facilité à l’hébergement contribuent à l’absence de scènes ouvertes.
Cette approche globale associant espaces de consommation et prise en charge sociale et psychiatrique des usagers a été recommandée dans une évaluation menée conjointement par l’Inserm et l’Observatoire Français des Drogues et des Toxicomanies en janvier 2021, dans le cadre du plan Crack.
Le sentiment d’insécurité mobilisé dans les débats politiques présente souvent l’espace public comme dangereux. Cet imaginaire de la peur est le plus souvent associé à des groupes d’âge (les jeunes), aux classes sociales populaires et à des groupes sociaux racisés. La répression de l’usage de drogues devient alors un moyen d’instrumentaliser la drogue à des fins politiques. Cette instrumentalisation n’apporte aucune solution efficace aux difficultés quotidiennes des habitants de cet espace incluant les riverains et les usagers. Elle est par ailleurs un frein pour élaborer des propositions constructives visant à imaginer et aménager l’espace urbain dans le sens d’une éthique de la ville permettant de « mieux vivre ensemble avec les autres », comme le propose le sociologue Richard Senett.
Marie Jauffret-Roustide, Research Fellow, Inserm
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.