L’être humain est un être sociable, disait Aristote (384-322 av. J.-C) (2015). Il avait raison, l’Homme dispose d’un besoin fondamental : maintenir des relations sociales stables et positives afin d’évoluer sereinement dans son environnement (Baumeister & Leary, 1995). L’exclusion sociale est définie comme le fait d’être mis à l’écart des autres ou de la société (Williams, 2007). Ce phénomène inclut les situations de rejet, une déclaration explicite que sa présence n’est pas désirée, et d’ostracisme à savoir le fait d’être tout simplement ignoré (Freedman et al., 2016)
De nombreux travaux montrent une relation entre l’exclusion sociale et la consommation de substances comme l’alcool et le cannabis. Mais ces travaux soulignent souvent leur effet marginalisant (Coumans & Spreen, 2003 ; March et al., 2006). Ainsi, ils indiquent qu’une consommation extrême entraîne une mise à l’écart de la société, se manifestant par exemple par de plus faibles niveaux -voire une absence- de salaire, de logement ou d’éducation (March et al., 2006). Pourtant, la relation entre la prise de substances et l’exclusion sociale est probablement plus complexe. Plusieurs recherches suggèrent que ce serait l’exclusion sociale qui favoriserait la consommation de substances des personnes marginalisées (McCabe et al., 2010 ; Scheim et al., 2017). Il y aurait donc une relation circulaire entre les deux phénomènes, chacun pouvant favoriser l’apparition de l’autre.
Par ailleurs, des études portent sur la question de la consommation de substances comme conséquence de l’exclusion, mais elles examinent souvent des expériences de discrimination ou de harcèlement (Maniglio, 2015 ; March et al., 2006 ; McCabe et al., 2010 ; Scheim et al., 2017). Bien que ces expériences comportent une mise à l’écart de l’individu, l’exclusion sociale est un phénomène universel qui dépasse largement les stigmatisations et les différentes formes de harcèlement. Un individu est exposé quotidiennement à au moins un épisode d’exclusion (Williams, 2002), 40% de collégiens reportent avoir subi de l’exclusion sociale au moins une fois (Hubert, 2017), et 70% d’adultes reportent avoir subi cette expérience sur le lieu du travail (O’Reilly et al., 2015). Il est donc important de comprendre si l’exclusion sociale dans sa plus simple forme peut favoriser la prise de substances.
Plusieurs travaux montrent qu’un seul épisode d’exclusion sociale est suffisant pour favoriser la prise de substances psychoactives ou l’intention d’en consommer (Bacon & Engerman, 2018 ; Cloutier et al., 2021 ; Mead et al., 2011 ; Rabinovitz, 2014). Il est ainsi crucial de comprendre pourquoi nous observons un tel effet afin de pouvoir proposer une prévention adaptée.
Il existe actuellement plusieurs explications à l’augmentation de prise de substances après un épisode d’exclusion sociale. Une première approche considère qu’elle diminue les capacités de contrôle de l’individu (Baumeister et al., 2002 ; Twenge et al., 2003). L’exclusion sociale amène à ne plus être maître de ses comportements, et cela favoriserait des comportements négatifs incluant la consommation de substances. Cette hypothèse est soutenue par la démonstration que le fait de penser à une exclusion sociale entraîne une plus grande prise de risque, et une augmentation de comportements alimentaires néfastes pour la santé (Baumeister et al., 2005; Twenge et al., 2002 ; voir aussi Buelow & Wirth, 2017).
Une autre approche porte sur la nature antalgique de la consommation de substances (Wesselmann & Parris, 2021). L’exclusion sociale est une situation parfois si négative qu’elle est considérée comme une expérience socialement douloureuse. Ainsi, comme dans le cas de la douleur physique, la douleur sociale serait un signal permettant de mettre en place des actions qui visent à sortir de cette situation aversive (Ferris et al., 2019). Certains chercheurs ont proposé que les substances psychoactives fonctionnent comme un antalgique psychologique (Wesselmann et Parris, 2021). Des travaux soutiennent ce raisonnement en montrant que l’exclusion sociale augmente la consommation d’alcool parce que les participants pensent que cela les aidera à aller mieux (Meisel et al., 2018). D’autres montrent que la sensation d’être alcoolisé protège des effets négatifs de l’exclusion sociale (Hales et al., 2015). Ces travaux suggèrent que la consommation de substances fonctionnerait comme une stratégie d’automédication permettant de faire face. Ces recherches ouvrent des pistes interventionnelles pertinentes puisqu’un moyen de limiter l’effet de l’exclusion sur la consommation de substances serait de restructurer les croyances selon lesquelles elles permettent de « panser » l’exclusion.
Une troisième approche, encore peu explorée, porte sur les motivations dites prosociales à consommer des substances. Ces motivations renvoient au fait de vouloir consommer des substances pour « paraître sympa » ou pour « faire comme les autres » (Cooper, 1994 ; Mohr et al., 2005). Dans la mesure où l’exclusion menace le besoin d’inclusion sociale, les individus pourraient consommer davantage pour faciliter le maintien des liens sociaux. Ce raisonnement fait sens, car une enquête conduite par l’OTCRA[1] souligne qu’une consommation isolée ne concerne que 2 % des contextes de consommation. Certains travaux soutiennent indirectement cette hypothèse. Par exemple, des recherches montrent que l’exclusion sociale favorise les comportements visant à créer du lien social (Lakin & Chartrand, 2003 ; Maner et al., 2007). Une autre étude montre que l’exclusion sociale favorise l’intention de consommer de la cocaïne avec autrui, mais ne favorise pas l’intention d’en consommer seul (DeWall & Pond, 2011; Mead et al., 2011). Cette première contribution empirique met en avant le rôle du besoin d’inclusion en lien avec la consommation de substances. Ces travaux pointent aussi l’importance des normes sociales dans la consommation de substances et nécessitent d’être approfondis.
Pour finir, il est important de préciser que l’exclusion sociale, si elle s’étend sur une longue période, peut entrainer un fonctionnement évocateur de résignation associée à un trouble dépressif (Platt et al., 2013 ; Prinstein & Aikins, 2004 ; Williams, 2009). Dès lors, la relation entre l’exclusion sociale et la consommation de substances peut devenir plus complexe. Les recherches futures devront donc examiner les mécanismes en jeu dans le cadre d’une exclusion chronique afin de proposer des modes de prévention efficaces.
Pour en savoir plus sur ce sujet
Wesselmann, E. D., & Parris, L. (2021). Exploring the links between social exclusion and substance use, misuse, and addiction. Frontiers in Psychology, 12, 674743. https://doi.org/10.3389/fpsyg.2021.674743
Williams, K. D. (2002). Ostracism: The power of silence. Guilford Press.
Voir les références bibliographiques
Contribution par Thibault Jaubert (Univ. Savoie Mont Blanc & Univ. Grenoble Alpes), Marie-Pierre Fayant (Univ. Paris Cité), Arnaud Carré (Univ. Savoie Mont Blanc & Univ. Grenoble Alpes).