Comment légaliser le cannabis sans embraser les cités ?

À l’heure où plusieurs États légalisent le marché du cannabis, les raisons de la réticence française à franchir ce pas renvoient, notamment, à la crainte diffuse de déstabiliser l’économie des cités. Pointant le mal-fondé de cet argument, Aymeric Reyre et Christian Ben Lakhdar soulignent, sur la base des expériences étrangères, les nombreux bénéfices potentiels d’une telle réforme.

Cannabis

Alors qu’un vent de légalisation du marché du cannabis souffle outre-Atlantique, que ce soit aux États-Unis, en Uruguay ou au Canada, le (discret) débat français sur la question reste fortement marqué par une approche prohibitionniste et répressive. La loi du 31 décembre 1970 participe en effet des nombreuses législations nationales à dominante répressive, dont les effets problématiques sur le développement social, la santé publique et individuelle, les droits humains, l’économie et l’environnement sont bien documentés (Csete et al. 2016 ; Reyre et al. 2018). Outre les conséquences de cette approche sur l’expansion du marché illicite dans les lieux de deal – principalement les zones périurbaines composées de grands ensembles d’habitat social, les zones urbaines sensibles (ZUS), souvent qualifiées par raccourci de « quartiers » –, son objectif premier de réduction des usages de substances prohibées est en échec. La France se positionne en effet depuis de nombreuses années dans le peloton de tête des pays les plus consommateurs de cannabis en Europe, que ce soit chez les 18-75 ans ou chez les plus jeunes (Beck et al. 2017 ; Spilka et al. 2018).

Ce constat pourrait amener à envisager une régulation légale du marché du cannabis, mais de nombreuses forces s’opposent à une telle réflexion. Les arguments de nature morale et idéologique contre une évolution légale du commerce et de l’usage du cannabis sont bien connus : « mauvais signal » envoyé à la jeunesse, permissivité, encouragement de la consommation d’autres drogues, multiplication des comportements délictueux, etc. D’autres arguments, plus pragmatiques, sont plus discrets mais tout aussi actifs. C’est le cas notamment de la crainte des conséquences de la perte d’une manne économique pour les zones de deal françaises. La fraction des populations locales qui vivent de ce marché illicite s’en trouverait appauvrie, avec des conséquences potentielles en termes de cohésion sociale et de stabilité politique. De plus, elle pourrait éventuellement se tourner vers d’autres trafics criminels causant de plus graves troubles à l’ordre public. Au-delà du caractère cynique d’une régulation sociale déléguée à une économie criminelle, cet argument doit être discuté sur la base des connaissances que nous avons du marché du cannabis dans les « quartiers » français et de l’expérience d’États étrangers ayant assoupli leur législation.

Une déstabilisation de l’économie des « quartiers » ?

C’est au début des années 1990 que les enquêtes sanitaires en population générale commencent à produire des informations robustes sur le nombre de consommateurs de stupéfiants en France. On découvre alors une proportion non négligeable d’usagers de cannabis, qui n’a cessé d’augmenter depuis. Les réalités de l’offre de cannabis restaient, quant à elles, peu connues. Après quelques travaux pionniers sur le sujet (Fatela 1992), le Conseil national des villes (CNV), inquiet de la montée de l’économie du cannabis dans les quartiers populaires, finança une étude sociologique dans quelques quartiers de grandes métropoles françaises : Hem, Argenteuil, Aulnay-sous-Bois, Aubervilliers, Bagneux et Marseille (CNV 1994 ; Aquatias 2001). Loin de l’idée que le trafic de cannabis contribue au développement de l’économie locale, il en ressortait qu’il ne représente qu’une part marginale des revenus dont vivent les habitants et qu’il participe plutôt de la paupérisation de ces zones d’habitat social : dégradation de l’environnement (vandalisme, vols, appropriation de l’espace par des organisations criminelles, etc.) et enlisement dans des emplois illégaux pour de maigres revenus en bas des chaînes de distribution.

 

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