La veille juridique des addictions par Yann Bisiou

L’actualité du droit de la drogue est dense en cette fin d’année. On retiendra que la définition des stupéfiants évolue, tant en droit national qu’en droit européen (1), rendant presque anachroniques les avancées enregistrées dans l’expérimentation du cannabis thérapeutique (2).

Cannabis

Vers une nouvelle définition des stupéfiants

Dans un arrêt « Kanavape » du 19 novembre 2020, la Cour de Justice de l’Union Européenne considère que le droit français ne peut interdire l’importation de produits à base de CBD légalement fabriqués dans un pays européen[1]. Cette interprétation, fondée sur le principe de libre circulation des marchandises, s’impose au juge français. Elle ouvre la voie au commerce légal de produits à base de CBD en France et, par un effet domino, rend possible la commercialisation en Europe de cosmétiques contenant du CBD, voire de produits alimentaires une fois que les autorisations au titre des « nouveaux aliments » seront obtenues. Le fait que des traces de THC puissent être retrouvées dans les produits ne pourra pas justifier leur interdiction dès lors que ces produits ont été légalement fabriqués dans un autre pays européen ou au Canada, en application du traité CETA. Le gouvernement devrait être contraint de réglementer cette nouvelle industrie avec un enjeu : la création d’une filière nationale du cannabis destinée à l’extraction de CBD, afin de ne pas faire de la France un marché d’importation pour les autres pays d’Europe et le Canada.

Au-delà du CBD, c’est tout le droit des stupéfiants, voire le droit de la santé, qui est modifié. Jusqu’à présent, les autorités françaises, considéraient que le principe de précaution justifiait d’interdire une substance tant que l’absence de risque pour la santé publique n’était pas démontrée. Reprenant sa jurisprudence antérieure sur le principe de précaution, la Cour de Justice de l’Union Européenne écarte cette interprétation. Désormais un risque purement hypothétique ne suffit plus, il faudra au moins rapporter la preuve d’un risque potentiel pour la santé publique avant de classer un produit comme stupéfiant. Ce raisonnement, qu’il faut approuver, peut remettre en cause le classement actuel d’autres stupéfiants. Il vient également contredire les institutions internationales en charge de la lutte contre les stupéfiants.

En effet, le 2 décembre, la Commission des Stupéfiants de l’Office des Nations-Unies Contre la Drogue (CND), a refusé de suivre l’OMS qui recommandait de modifier le classement international de plusieurs produits apparentés au cannabis. Seule concession de la CND, le cannabis a été retiré du tableau IV des stupéfiants sans intérêt thérapeutique. Si la portée symbolique de ce vote obtenu à une courte majorité de 2 voix est réelle, pratiquement ses effets sont limités, de nombreux États ayant déjà des programmes de cannabis médical. Pour s’opposer aux propositions de l’OMS, la CND a pris en compte d’autres enjeux que la santé publique, comme les risques politiques d’un assouplissement de la prohibition internationale. De telles considérations ne pourront justifier la prohibition aux yeux des juges européens ce qui fragilise encore un peu plus le droit international des stupéfiants.

[1] CJUE, C-663/18, 19 nov. 2020.

Cannabis thérapeutique : lancement de l’appel à candidature pour l’expérimentation

Faut-il encore expérimenter l’utilisation thérapeutique du cannabis en France alors que cet usage se généralise et que même la commission des stupéfiants sort le cannabis du tableau des stupéfiants sans utilité médicale ? Innovante en 2018, l’expérimentation du cannabis thérapeutique apparaît presque anachronique aujourd’hui et sera dépassée lorsqu’elle démarrera, au plus tard en mars 2021. Un décret[1], deux arrêtés[2], une décision[3] ont été publiés pour choisir les entreprises qui fourniront le cannabis nécessaire à l’expérimentation, définir le profil des patients qui pourront bénéficier de l’expérimentation et en organiser leur suivi.

S’agissant des entreprises, le gouvernement a décidé de faire reposer l’expérimentation exclusivement sur du cannabis importé alors même qu’une expérimentation était le cadre idéal pour évaluer la faisabilité d’une production nationale. S’agissant des patients, le directeur de l’ANSM prévoit d’autoriser l’inclusion de 750 patients souffrant de douleurs neuropathiques réfractaires aux thérapies accessibles et autant de patients souffrant de spasticité douloureuse de la sclérose en plaques ou des autres pathologies du système nerveux central, trois autres groupes de 500 patients étant constitués pour les pathologies autorisées restantes : épilepsie pharmaco-résistantes, oncologie et situations palliatives. Enfin, la prescription initiale sera confiée à des médecins volontaires et formés exerçant dans des structures de référence[4].

Si l’on doit rendre hommage à l’implication de l’ANSM dès le début du processus pour permettre l’expérimentation de l’usage thérapeutique du cannabis, force est de constater que la procédure choisie est décevante. Avec une moyenne de 10 à 20 patients par pathologie et par centre volontaire, on est plus près d’un essai clinique que de l’expérimentation d’une politique de santé publique. La procédure suivie s’inspire d’ailleurs beaucoup de celle en vigueur pour les essais thérapeutiques, sans pour autant s’y conformer totalement. Dérogatoire au droit des marchés publics et au droit des essais thérapeutiques, cette procédure sui generis n’est pas à l’abris d’un contentieux. Il est vrai que le gouvernement a limité le risque : les entreprises devront assumer l’entière responsabilité de l’expérimentation.

Finalement, la vraie révolution du cannabis thérapeutique est peut-être à chercher du côté du CBD
« bien-être ». Des travaux empiriques menés par différents acteurs pendant le premier confinement donnent à penser qu’un certain nombre de consommateurs récréatifs de cannabis utilisent le CBD
« bien-être » dans une logique de substitution et de gestion de leur consommation. Avec la libéralisation du commerce de ces produits, peut-être va-t-on assister à une nouvelle stratégie de réduction des risques portée, comme pour les opiacés, par les consommateurs eux-mêmes. Encore faudra-t-il que l’État ne s’oppose pas à cette approche et qu’il autorise, par exemple, la commercialisation des fleurs de cannabis issues de variétés dénuées d’effets psychotropes.

[1] D. 2020-1230, 7 oct. 2020, relatif à l’expérimentation de l’usage médical du cannabis, NOR : SSAP2021390D.

[2] Arr. 16 oct. 2020 fixant les spécifications des médicaments à base de cannabis, NOR : SSAP2027328A et Arr. 29 oct. 2020 fixant les modalités et conditions techniques du registre national électronique, NOR : SSAP2028896A.

[3] Décision du 26 oct. 2020 du Directeur général de l’ANSM fixant le nombre de patients traités dans chacune des indications thérapeutiques ou situations cliniques retenues pour l’expérimentation

[4] L’arrêté définissant les objectifs pédagogiques et les modalités de formation n’a pas encore été publié à la date de rédaction de cette note.

Yann Bisiou
Maître de conférences en droit privé et sciences criminelles,
CORHIS EA 7400 – Université Paul Valéry Montpellier 3
Mail : yann.bisiou@univ-montp3.fr