Consommation de gabapentinoïdes sur les 3 PASS lyonnaises entre 2016 et 2021

Opiacés

Préambule :

La prégabaline a été autorisée en France en 2004, mais des signaux d’abus n’ont été signalés que ces dernières années. Par exemple, en 2016, 18 cas d’abus ou de mésusage ont été signalés à l’agence française du médicament et 26 déclarations de prescriptions falsifiées ont été identifiées. En revanche, en 2019, 234 cas d’abus ou de mésusage et 429 cas de falsification d’ordonnance ont été signalés, respectivement.

Ce bilan a poussé les autorités de santé à placer cette molécule au régime des assimilés stupéfiants depuis le 24 mai 2021 (Arrêté du 12 février 2021).

Début février, le service d’addictologie a été alerté par la pharmacie d’une augmentation des dispensations (parfois à fortes posologies) dans le cadre des patients relevant d’une des PASS (permanence d’accès aux soins de santé) de la Métropole de Lyon. Afin de documenter ce ressenti pharmaceutique, nous avons extrait les quantités dispensées par les 3 PASS présentes sur la métropole. Ces résultats ont été publiés dans la revue Fundamental & Clinical Pharmacology.

Introduction :

Les gabapentinoïdes sont des ligands du site de la sous-unité α2δ des canaux calciques voltage-dépendants. En France, seules la gabapentine et la prégabaline sont disponibles avec pour indications l’épilepsie, la douleur neuropathique ou le trouble anxieux généralisé. La prégabaline et, dans une moindre mesure, la gabapentine, ont été associées à des signaux d’abus récents mais croissants au niveau international, entraînant un risque de surdosage mortel.

La raison pour laquelle la prégabaline présente plus de risques de mésusage que la gabapentine n’est pas totalement définie, même si l’une des explications reposerait sur les différences pharmacocinétiques (temps d’absorption plus long, biodisponibilité réduite de la gabapentine versus prégabaline). En outre, le mésusage des gabapentinoïdes est principalement observé chez les polyconsommateurs, y compris ceux d’opioïdes. Certains auteurs ont fourni des explications pharmacologiques, par exemple le fait que les gabapentinoïdes pourraient permettre à l’individu de faire face aux symptômes de sevrage des opioïdes. Cependant, une autre raison plus prosaïque à cette association est que le mésusage des gabapentinoïdes touche préférentiellement les populations les plus précaires, qui sont précisément celles qui présentent une polyconsommation et un usage illicite d’opiacés. En France, la surveillance nationale réalisée par les centres d’addictovigilance a permis d’identifier des sous-populations distinctes d’abuseurs, c’est-à-dire majoritairement des hommes jeunes, dont des mineurs en situation de précarité, et parfois en centre de détention ou de rétention administrative.

Par conséquent, l’étude des dispensations au sein des PASS présente un intérêt.

Méthode :

Dans les trois PASS de l’agglomération lyonnaise, nous avons extrait les quantités totales de prégabaline et de gabapentine délivrées (en grammes), pour les années 2016 à 2020. En 2021, seul le premier trimestre de l’année a été extrait. Le tout a été corrélé à l’activité médicale sur ces mêmes périodes.

Les quantités sont exprimées en g par mois et par visite selon l’équation suivante : (quantité brute totale de prégabaline ou de gabapentine dispensée ÷ nombre de mois de l’année concernés ÷ nombre de visites de dispensation).

Résultats :

Entre 2016 et 2021, les quantités mensuelles et par visite ont augmenté d’environ 1 200 %. Cette progression est constante au fil du temps pour la prégabaline, un peu moins pour la gabapentine. Les graphiques sont disponibles dans la publication.

En 2016, la moyenne mensuelle de prégabaline par patient était de 20,7 mg contre 177,5 mg en 2021.

Concernant la gabapentine, nettement moins utilisée, on passe de 10,6 mg à 88 mg.

Pour rappel, il y a un facteur environ 6 entre prégabaline et gabapentine avec des posologies maximales journalière autorisées de 600 mg pour la prégabaline contre 3600 mg pour la gabapentine. Un doublement de la quantité brute totale dispensée de deux molécules ayant une « puissance pharmacologique » différente n’a donc pas le même impact.

Perspectives :

Les données préliminaires de l’agence française des médicaments ont indiqué que le trafic et le mésusage de la prégabaline concernaient essentiellement les jeunes populations de migrants originaires d’Afrique du Nord et, dans une moindre mesure, de Bulgarie et de Géorgie. Or cette population est amenée, lorsqu’elle arrive sur notre territoire à consulter les PASS.  Par conséquent, l’étude des PASS est intéressante puisque, comme les soins sont gratuits et non facturés à l’Assurance Maladie, ils ne ressortent pas dans les bases nationales de suivis des consommations.

Cette petite étude présente des limites dont son aspect local. Il serait intéressant d’étudier cette consommation de gabapentinoïdes au niveau national avec une enquête de plus grande envergure.

Quoi qu’il en soit, cette augmentation importante au niveau locale, montre bien qu’il y avait une demande soutenue des patients ayant consultés dans ces services.

Sur l’aspect clinique, la prise en charge des patients ayant un trouble d’usage de la prégabaline est compliquée, non standardisée et longue. Elle nécessite comme toute prise en charge, une volonté de soins de la part du patient, ce qui n’est pas facile lorsque nous avons à faire à une population migrante précaire et souvent en situation irrégulière sur le territoire. Toutes ces conditions ne sont pas propices aux soins addictologiques.

Les médecins de la PASS ont rarement accès aux anciennes prescriptions, étiologies médicalement documentées et aux moyens de dépistage pour confirmer cette prise. Compte tenu des effets gabaergiques des gabapentinoïdes le sevrage brutal est à proscrire. De fait, en ambulatoire, refuser la prescription à un patient en demande, est très compliqué d’un point de vu médico-légal. Mais cette alerte, couplée ultérieurement aux restrictions réglementaires sur la prégabaline ont permis d’attirer l’attention des médecins sur l’existence du risque de mésusage.

En conclusion, l’étude des consommations médicamenteuses des PASS est intéressante car elles passent sous les radars des bases nationales de surveillance. L’augmentation importante au niveau locale est-elle généralisée à l’ensemble du territoire ? D’un point de vu global, quel sera l’impact du changement réglementaire sur les quantités dispensées, le marché noir (très présent) et in fine les cas d’abus ou de mésusage ? Y aura-t-il un report sur d’autres molécules ? Toutes ces questions attendent des réponses dans les mois et années à venir.

Par Mathieu Chappuy

Consulter en ligne