L’héroïne en milieu rural en France : une réalité ignorée

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.

Opiacés
Michel Gandilhon, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) Cavaillon, Avignon, Valence, Villerupt, la vague de règlements de comptes liée aux trafics de drogues, qui touche actuellement les villes moyennes, pose la question de l’extension de leur offre en dehors des grandes métropoles. Aujourd’hui, aucun territoire ne semble épargné, y compris les zones rurales. Si celles-ci n’échappent pas au fort développement du marché des drogues à l’œuvre depuis 20 ans, la consommation semble marquée par une spécificité, singulièrement dans les territoires du nord-est de la France : la forte présence de l’héroïne. Même si on évoque souvent la cocaïne et les drogues de synthèse, l’ampleur, ces dernières années, des saisies d’héroïne témoigne de la persistance de la consommation de cette substance. Après 2020 et 2021, l’année 2022 a été marquée en effet par un nouveau record historique (1,4 tonne confisquée), qui place la France, avec les Pays-Bas, en tête des pays de l’Union européenne en matière de saisies.

Contre-culture et popularisation

L’usage d’héroïne n’est certes pas une nouveauté. On peut même dire que la problématique a près d’un demi-siècle. C’est en effet à partir de la fin des années 1960 que la France va connaître un essor de la consommation, qui sera symbolisé par la surdose mortelle d’une adolescente de 16 ans à Bandol, laquelle va connaître un écho national et déboucher sur la loi du 31 décembre 1970 qui durcit considérablement les peines contre les trafiquants et les usagers. À cette époque, la consommation est plutôt circonscrite dans les milieux relevant de la contre-culture, née dans les années post-68, pour laquelle l’usage d’héroïne exprime une forme de contestation de la société. Ce n’est qu’à partir des années 1980, que l’héroïne va toucher d’autres milieux sociaux et notamment celui des jeunes des banlieues ouvrières dans un contexte de crise et d’implosion du modèle économique hérité des Trente Glorieuses. Une véritable épidémie se développe. Elle connaîtra son acmé au milieu des années 1990. Le nombre des consommateurs est alors estimé à près de 160 000 personnes, tandis que chaque année des centaines de personnes meurent à la suite de surdoses. En outre, les virus du sida et des hépatites, à travers la circulation des seringues, contaminent chaque année des milliers d’usagers. Ces réalités inciteront les pouvoirs publics à adopter des politiques plus pragmatiques fondées notamment sur la réduction des risques (RdR) et l’introduction massive à partir de 1995 des traitements de substitution à la méthadone et à la buprénorphine haut-dosage permettant aux personnes dépendantes de s’émanciper du produit et de sa quête quotidienne. Les effets de cette politique sont spectaculaires. Très rapidement les surdoses décélèrent et le marché connaît un déclin brutal. À l’aube des années 2000, il semble que la dynamique du marché est brisée. L’héroïne passe à l’arrière-plan du paysage des drogues marquée plutôt par l’essor de la visibilité de la cocaïne et des stimulants de synthèse, drogues plus en phase avec l’esprit du temps.

Dans les années 2000, une reprise de l’héroïne

Pourtant, ce recul du marché de l’héroïne ne sera pas durable. Dès le milieu des années 2000, un certain nombre d’indicateurs montre une certaine reprise. Les saisies, portées par une offre afghane qui ne cesse d’augmenter, reprennent de même que les interpellations d’usagers et de trafiquants locaux. En matière de consommation, entre 2005 et 2017, le nombre d’expérimentateurs passe de 350 000 à 500 000, tandis que le noyau actif des consommateurs est estimé à plusieurs dizaines de milliers de personnes. Cela signifie-t-il pour autant un retour à la situation pré substitution ? Non. L’acquis de la RdR, de même que les traitements de substitution ont changé définitivement la donne. L’héroïne tue beaucoup moins que dans les années 1990 et surtout elle a perdu de sa centralité. Dans un contexte où l’offre légale, voire illégale, de médicaments opioïdes est présente, il existe de multiples alternatives pour les usagers en cas de manque. L’héroïne s’inscrit désormais dans le paysage d’une consommation d’opioïdes très diversifiée. Les enquêtes ethnographiques montrent qu’une partie des usagers sous substitution, ils sont près de 180 000 aujourd’hui en France, en prennent de temps en temps pour rompre la monotonie de leur traitement.

Une demande dans les zones rurales et le nord-est particulièrement touché

Mais ce qui a peut-être le plus changé réside dans le paysage sociologique des usages. Aujourd’hui, contrairement aux années 1990, l’héroïne, à l’exception de Lille, a quasiment déserté les métropoles. Les usagers marginalisés, quand ils ne consomment pas de la cocaïne basée, privilégient les sulfates de morphine, tandis que dans les couches plus aisées de la population la mode est plutôt à la cocaïne et aux drogues de synthèse. Dès lors, d’où la demande du produit provient-elle ? La réponse se situe en partie dans les zones rurales et périurbaines. Les statistiques des forces de l’ordre permettent de l’appréhender, notamment celles relatives à la part de la gendarmerie dans les saisies d’héroïne, qui est beaucoup plus élevée que pour les autres substances, et leur origine géographique. Le trafic d’héroïne affecte particulièrement le nord-est de la France, les départements du Nord, du Pas-de-Calais, de la Moselle et la Meurthe-et-Moselle faisant partie des dix premiers départements où les services de police saisissent le plus d’héroïne. En 2009, les dernières données disponibles en matière d’interpellations d’usagers montraient que La Lorraine et le Nord-Pas-de-Calais, soit 10 % de la population française, concentraient près de 40 % du total des consommateurs interpellés en France avec une surreprésentation des ouvriers et des employés. Le cas de la Meuse et de la région de Verdun, situées en Lorraine, est emblématique de la diffusion de l’héroïne dans l’espace périurbain et rural depuis une dizaine d’années comme en témoigne le sociologue Benoît Coquard évoquant cette fraction de la jeunesse rurale qui, faute de diplômes, n’a pu migrer dans les métropoles pour trouver du travail ou poursuivre des études :
« [Je] parle dans le livre d’un mal, à mon avis, qui est un petit peu méconnu, bien que maintenant, il y a deux, trois reportages là-dessus, c’est la consommation de drogues dures, notamment d’héroïne. Si on prend les départements sur lesquels je travaille à la Meuse et la Haute-Marne, on est sur les départements avec les plus forts taux de consommation d’héroïne. »
Outre l’usage autochtone, il existe aussi un usage alimenté par l’accélération des mouvements de population que connaît la France depuis une vingtaine d’années des métropoles en direction des zones périurbaines. Ces mouvements affectent bien évidemment les consommateurs eux-mêmes, souvent en situation précaire, qui viennent chercher des conditions de vie plus décentes que dans les grandes villes. Un des facteurs qui expliquent également le fort ancrage géographique de l’héroïne tient à la proximité des Pays-Bas, le principal hub de redistribution de l’héroïne en Europe occidentale. De multiples réseaux d’usager-revendeurs, issus des territoires ruraux, vont s’y approvisionner à raison de quelques dizaines de grammes. La ville de Maastricht, au sud des Pays-Bas, située à 250 km de la frontière française, propose une héroïne en gros à des prix très attractifs : en moyenne 7 000 euros le kg, soit 7 euros le gramme contre 40 euros en moyenne sur le marché de détail en France. Ce qui la rend accessible à des consommateurs à faible pouvoir d’achat. Les revendeurs en milieu rural, du fait des réseaux très denses d’interconnaissances n’éprouvent, en général, guère de difficultés à écouler leur produit. En matière d’offre, la proximité avec le monde urbain, notamment dans les communes rurales dites multipolarisées, facilite un approvisionnement qui s’effectue essentiellement sur les mêmes marchés que ceux fréquentés par les citadins ou selon les mêmes modalités, notamment la livraison à domicile qui touche de plus en plus les zones rurales.

Rhône-Alpes et mafia albanaise

Mais, la mutation la plus spectaculaire en matière de trafic d’héroïne en France concerne l’implantation de la mafia albanaise au début des années 2010 dans la région Rhône-Alpes-Auvergne. Il semble que l’on ait assisté à un effet de déplacement de l’offre de la Suisse vers la France. De nombreux usagers d’héroïne de la région Rhône-Alpes avaient en effet l’habitude de s’y approvisionner, essentiellement à Genève, auprès de revendeurs d’origine kosovare et/ou albanaise, lesquels contrôlent en Suisse, et ce depuis une vingtaine d’années, le marché de l’héroïne. Ce trafic de fourmis, très peu visible, irriguait les régions situées à proximité de la Confédération helvétique comme le décrit Florence Aubenas :
« Montréal-la-Cluse, et les bourgades autour se trouvent sur la route des trafics, pile entre Lyon et la Suisse, à moins d’une heure de route des deux. Dans ce grand flot de la drogue, un peu d’écume est venue se déposer ici, sur les bords du lac. Des gens qui ont fait fortune dans la came, vous n’en trouverez pas : les dealers sont eux-mêmes des toxicos, qui paient leurs doses en vendant, un petit milieu d’une cinquantaine de personnes en tout. Ce n’est pas Mexico, mais ça fait du monde dans les villages. »
Initialement implantées dans les villes moyennes de Savoie et de Haute-Savoie (Annecy, Annemasse, Cluses, etc.), les filières semblent se déployer désormais dans les départements plus ruraux comme l’Allier et le Puy-de-Dôme. Alors, l’héroïne, aujourd’hui, est-elle devenue la drogue emblématique des perdants de la « mondialisation heureuse » ? Des territoires ruraux en déclin économique ? La question mérite d’être posée à l’aune de la crise des opioïdes qui dévaste les États-Unis. Une épidémie qui est partie du nord-est du pays dans les anciennes régions industrielles de la Rust Belt pour toucher des populations fragilisées par les nouvelles configurations productives du capitalisme.The Conversation Michel Gandilhon, Chargé d’enseignement au sein du master de criminologie, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.