Il existe des associations phénotypiques bien documentées entre les troubles des conduites alimentaires (TCA) et les consommations de substances psychoactives. Ainsi, la prévalence du trouble de l’usage de l’alcool serait plus élevée parmi les patients boulimiques que chez les patients souffrant d’anorexie mentale ou chez les sujets sains. De plus, on constate que la prise en charge d’un trouble peut conduire à l’exacerbation des symptômes d’un autre trouble. Affiner nos connaissances sur ces associations permettrait d’améliorer notre pratique clinique. Bien que des études gémellaires aient pu incriminer des facteurs génétiques croisés entre les TCA et les troubles de l’usage de substance, aucune étude ne s’est penchée sur d’éventuelles corrélations génétiques entre l’éventail des troubles alimentaires et les différents niveaux de consommation de substances psychoactives.
Munn-Chernoff, Johnson, Chou et leurs collaborateurs [1] ont évalué ces corrélations en utilisant les données statistiques provenant d’études d’associations pangénomiques* (GWAS) préexistantes. Dans leur étude, les TCA ont été divisés en 2 groupes (Score boulimique d’une part et Anorexie Mentale (AM) d’autre part, cette dernière étant divisée en deux sous-groupe : AM avec compulsion alimentaire et AM sans compulsion alimentaire). Les niveaux de consommation de substances ont été séparés en 8 profils différents (nombre de verres hebdomadaires, trouble de l’usage d’alcool (AUD), exposition au tabac, tabagisme actuel, nombre de cigarettes quotidiennes, dépendance nicotinique, exposition au cannabis et trouble de l’usage du cannabis). Les auteurs ont utilisé le Score de Régression des Déséquilibres de Liaison (LDSC) pour calculer les corrélations génétiques rᶢ d’après le Polymorphisme Nucléotidique (SNP) entre les échantillons, dont les tailles allaient de 2 442 à 537 349 individus. Ils ont également ajusté les résultats obtenus aux variables « épisode dépressif majeur » et « schizophrénie ».
Ainsi, on découvre une corrélation génétique significative entre l’AM et l’AUD (rᶢ=0.18 ; SE= 0.05 ; q=0.0006) suggérant que les facteurs génétiques qui élèvent le risque d’anorexie, accroissent également le risque d’un AUD. Toutefois, cette association a été atténuée lors de l’ajustement des données à l’épisode dépressif majeur. Ce dernier étant une comorbidité très importante parmi les patients souffrant d’AM, un échantillon de plus grande taille aurait peut-être permis de maintenir cette association significative malgré l’ajustement à la dépression.
Contrairement aux constatations phénotypiques évoquées, aucune association génétique significative n’a été observée entre le score boulimique – qui incluait des items se rapportant aux compulsions alimentaires et aux comportements compensateurs – et la consommation d’alcool.
On retrouve également une rᶢ significative entre l’AM et l’exposition au cannabis (rᶢ=0.27 ; SE= 0.08 ; q=0.017), en particulier pour l’AM avec compulsion alimentaire, sans qu’aucune corrélation significative n’ait pu être observée entre une consommation actuelle de cannabis et un TCA. Ce lien entre l’AM et l’exposition au cannabis n’avait jamais été remarqué dans les études gémellaires. Cette découverte peut surprendre puisque l’on sait que l’un des principaux agents actifs du cannabis (le THC) est supposé être orexigène.
En revanche, des associations génétiques significativement négatives ont été mises en évidence entre l’AM sans compulsion alimentaire et les différentes problématiques tabagiques (rᶢ=-0.19 ; SE=0.08 ; q=0.03 pour le tabagisme actuel par exemple) exceptée la dépendance nicotinique (association négative non significative). L’ajustement des données issues des GWAS à la schizophrénie ou à l’épisode dépressif majeur n’a atténué aucun résultat hormis celui déjà mentionné. Il n’a pas été possible de réaliser un ajustement selon le sexe des patients. Cet exercice serait d’autant plus pertinent que la prévalence des TCA est plus élevée chez les femmes que chez les hommes, et que la prévalence des troubles de l’usage de substances est, à l’inverse, plus élevée chez les hommes que chez les femmes.
Cette étude n’a pas permis de découvrir d’autres corrélations significatives. Cela pourrait être imputable à la faible taille de certains échantillons mais pourrait être prochainement corrigé grâce aux sociétés savantes qui complètent et mettent à jour les échantillons existants. Ainsi, on pourra probablement évaluer avec plus de finesse les symptômes spécifiques des troubles alimentaires selon le profil de consommation de substance. L’étude de ces superpositions génétiques pourraient avoir des répercutions cliniques notamment dans le domaine de la prévention de l’exacerbation des comorbidités et leur traitement.
*Une étude d’association pangénomique (en anglais genome-wide association study, GWAS) est une analyse de nombreuses variations génétiques chez de nombreux individus, afin d’étudier leurs corrélations avec des traits phénotypiques.
Dr Louis-Marie D’ussel– Référent addictions comportementales, TCA, des jeux vidéos et des JHA au CHU de Strasbourg, Service d’Addictologie
Pr Laurence Lalanne-Tongio– Responsable du service d’addictologie du CHU de Strasbourg
Références :
[1] Munn-Chernoff et al., Shared genetic risk between eating disorder- and substanceuse-related phenotypes: Evidence from genome-wide association studies. Addict Biol. 2020 Feb 16:e12880. doi: 10.1111/adb.12880