“Crack - Cocaïne, corruption et conspiration“, 
un film documentaire de Stanley Nelson
, diffusé sur Netflix

Autres drogues

Quand Nancy Reagan prononça naïvement en 1986 la fameuse formule « Just say no » à la télévision, qui lança alors une compagne de prévention des usages de drogues à l’adresse des jeunes, elle était loin d’imaginer à quel point, non seulement le problème ne se réglerait pas grâce à de simples injonctions mais qu’en bonus la formule resterait dans l’histoire comme le symbole de l’hypocrisie qui entoure le traitement de ces problématiques d’usage et de trafic. Bref, aucune raison de lui jeter particulièrement la pierre tant ses intentions étaient probablement sincères à l’époque, à l’inverse de celles son mari qui saura profiter de la prohibition pour faire ses petites affaires dans le dos des Américains, bref à nouveau… Il est question du crack dans ce documentaire, ce dérivé du chlorhydrate de cocaïne (cocaïne en poudre), qui su s’imposer aux Etats-Unis dans les années 80 à la faveur d’une montée en puissance des usages de la poudre dont il est issu et qui affluait en quantité aux Etats-Unis… A l’époque la poudre blanche était sniffée essentiellement par une communauté “branchée et friquée“ et restait financièrement peu accessible à une population défavorisée qui prenait de plein fouet les réformes libérales lancées par Ronald Reagan dès son investiture en janvier 1981… 

Le crack fait son apparition dans un contexte économique qui exclue du rêve américain une frange de la population noire, essentiellement issue des milieux populaires, abandonnée à son sort mais qui, ayant droit elle aussi à sa part de bonheur, saura le trouver dans les paradis artificiels que propose le caillou. Le produit est alors plus accessible que la poudre blanche, et son potentiel  addictif plus important car il prend appui sur une apparition des effets bien plus rapide, une intensité bien plus forte, une durée bien plus courte, et un contexte socio-économique qui invite bien plus à tenter d’oublier ses problèmes de vie et à retourner alors au plus vite à sa pipe, puisque le crack se fume contrairement à la poudre… Cette cocaïne est au commencement “basée“, comme on dit, par les usagers eux-mêmes, puis par la suite par des dealers qui prennent le temps de faire le boulot pendant que les consommateurs addicts prennent, eux, celui de trouver de quoi subvenir à leur besoin en produit… Même si les usagers passent par des intermédiaires dealers pour se procurer leur dose, celle-ci reste bien plus abordable qu’une dose de poudre blanche. Mais, malheureusement, la compulsion qu’engendrent les usages de crack fait qu’un salaire, quand il y en a encore un, ne suffit plus à financer sa consommation. Beaucoup d’usagers se retrouvent fragilisés, non seulement par la perte de leur travail mais aussi par leurs usages, et sans qu’aucune mesure ne soit prise pour leur venir en aide. On laisse pourrir la situation et l’on compte sur les campagnes de prévention pour éloigner les enfants de ces produits sombres, très vite diabolisés, et bien moins glamours que la poudre à la couleur blanche immaculée consommée par une population favorisée… 

Nécessité économique oblige, ce sont des membres de la communauté noire des ghettos qui s’emparent du marché, et prennent alors leur part du gâteau libéral. Malheureusement, le marché est juteux et la nécessité de survie se transforme en cupidité, en “capitalisme de rue“, comme l’annonce le chapitre trois du documentaire. Les affaires prospèrent sur une demande croissante qui est loin de venir seulement des quartiers pauvres où le produit est vendu. Les plus jeunes du quartier peuvent se lancer dans ce business sans besoin d’apport important, vivent grand train et en font profiter leur famille… Mais vint le temps de la concurrence débridée dont la sauvagerie se manifestera dans une disponibilité croissante des armes et des échanges de balles à même la rue. C’est la communauté noire défavorisée qui en fait les frais, avec un nombre de morts croissant tous les jours. La police ne réagit pas plus que ça, laisse les habitants s’entre-tuer sans bouger le petit doigt et se sert au passage pour arrondir les fins de mois. Le pouvoir dans les rues est confisqué par les trafiquants qui règlent leurs conflits internes et externes entre eux sous les yeux de riverains démunis vivant en zone de guerre permanente. La corruption policière fait son apparition dans des quartiers totalement délaissés par les institutions… 

Le crack transforme la vie des quartiers populaires et une communauté dont beaucoup de ses membres sont aussi des usagers compulsifs, hommes ou femmes. Le besoin invite la population à se mettre dans des situations inconfortables, et la fragilise considérablement. La population féminine est elle aussi touchée, et les dealers savent malheureusement en profiter… Des célébrités s’invitent alors dans les campagnes de prévention et font naïvement le jeu de dirigeants qui investissent plus dans les mots que dans les actes. Toute la charge de la responsabilité de l’addiction pèse sur le produit ou sur des usagers qui ne savent simplement pas « dire non », comme le suggère Nancy Reagan, peut-être par “faiblesse“ pensait-elle. Pour aider cette communauté, n’aurait-il pas fallu alors agir plutôt sur le contexte socio-économique, et soutenir financièrement une population qui méritait autant qu’une autre d’être accompagnée ? L’hypocrisie des hommes au pouvoir est d’autant plus criante que Ronald Reagan fait des affaires, sous la table, avec des guérilleros nicaraguayens, les Contras, qui luttent contre le mouvement sandiniste en place, soutenu, lui, par les Soviétiques. Les contras ont besoin d’armes et de munitions. La vente de missiles à l’Iran permet au gouvernement Reagan de soutenir en armes et en hommes les guérilleros, en échange d’un laissez-passer en bonne et due forme de la cocaïne sur le sol américain. Les avions américains se déchargent de leurs armes sur le sol nicaraguayen et se rechargent en sacs de cocaïne pour un retour au bercail autorisé par l’Oncle Sam. Les vieux restes de la guerre froide ont bon dos…

Le décès par arrêt cardiaque d’un basketteur célèbre, Len Bias, en 1986, précipite un acharnement qui se traduira dans la loi. Il est soupçonné d’avoir fumé du crack juste avant de mourir d’un arrêt cardiaque. Le produit est donc montré du doigt comme étant directement responsable de sa mort. Les médias mettent en avant la dangerosité du caillou. D’autres athlètes noirs meurent, et la machine s’emballe. Les articles, tous plus alarmants les uns que les autres, pleuvent. On parle d’épidémie et de fléau, associés à certains quartiers, ceux où le trafic est né. On parle de “cocaïne kids“, des enfants nés addicts de mères usagères que l’on culpabilise sans finesse ni mesure. Le mythe d’une épidémie bien surévaluée se transforme en chasse aux sorcières. On retire des enfants en bonne santé à leur mère accusée alors de maltraitance. Les femmes noires des quartiers populaires sont stigmatisées dès lors qu’elles sont usagères de crack… La population des quartiers concernés décide alors de réagir à la place de l’état, et se retournent contre les dealers en défendant des mesures particulièrement drastiques et prohibitives qui font le jeu des politiques. La guerre antidrogue est relancée avec la loi de 1986 qui criminalise bien plus fortement les dealers de crack que ceux de poudre blanche. En 1988, la loi s’étend même aux détenteurs, et donc aux usagers eux-mêmes. Quand Bush débarque à la Maison-Blanche, en 1989, il suit le mouvement et les inquiétudes de la population américaine et jure d’être impitoyable dans sa lutte contre la drogue qui est en fait une lutte contre les usagers. Tous les moyens sont bons pour exagérer la menace que fait peser le crack sur la bonne santé de l’Amérique… Le meurtre d’un policier lancera la vague d’exactions policières vengeresses. Cette fois-ci, la police agit et n’y va pas de main morte. Clinton en 1993 ne fera pas mieux que ces prédécesseurs et sera plus ferme encore. Le gouvernement investit lourdement dans la lutte antidrogue et la police se militarise avec la création de sections spéciales. Les prisons se remplissent de détenus à grande majorité noirs et prospèrent sur le dos d’une population trop confortablement et injustement mis au ban de la société américaine… Alors que les deux tiers des consommateurs de crack sont issus de la population blanche, ce sont uniquement ceux issus de la population noire qui sont incarcérés. Il faudra attendre qu’Obama s’empare de cette problématique pour que la loi fédérale ne fasse plus de différence dans les peines de détention entre les usagers de crack et ceux de chlorhydrate de cocaïne… 

Mais malheureusement, quelle que soit la couleur de peau d’un usager de poudre blanche ou d’un usager de crack, la criminalisation des usages dans le monde, à l’exception du Portugal depuis l’année 2000 et de l’état de l’Oregon aux Etats-Unis depuis novembre 2020, est la norme. Le soutien et l’accompagnement tentent malgré tout de se frayer un passage dans le méandre de législations dont le versant prohibitif semble malgré tout petit à petit céder le pas sur le versant sanitaire. Mais combien de discriminations et de dégâts sociaux et économiques devrons-nous affronter avant que le pragmatisme l’emporte sur les idéologies de guerre à la drogue ? 

Thibault de Vivies
(Cet article paraîtra dans le numéro 18 de la revue DOPAMINE – www.revuedopamine.fr)

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