“Mexique, l’empire des cartels“ Deux volets

Un reportage de Bertrand Monnet, 
et une enquête coordonnée par le réseau 
de journalistes d’investigation Forbidden Stories - 
Publication Le Monde (du 03 au 09 décembre)

Autres drogues

(Image par Brett Hondow de Pixabay©)

S’il est un état mexicain que l’on peut difficilement dissocier du narcotrafic c’est bien celui du Sinaloa tant son nom est malheureusement associé au cartel homonyme dirigé dans un passé très récent par le célèbre Joaquin “El Chapo“ Guzman arrêté au Mexique puis extradé aux Etats-Unis en 2017. Si cet état côtier du Centre Ouest du pays s’est fait connaître dans le monde entier c’est qu’il est une terre de culture traditionnelle du cannabis, mais aussi du pavot somnifère qui permet, à partir de l’opium qui en est extrait, de fabriquer une héroïne qui fait les beaux jours désormais du narcotrafic. Le cartel de Sinaloa, qui compte environ 10 000 hommes dans ses rangs, est dirigé depuis peu par un groupe resserré d’une dizaine de personnes, dont deux fils d’El Chapo, sous la houlette d’un certain Ismael Zambada, dit “El Mayo“. Malgré tout, il fonctionne comme une coopérative. Un ensemble de structures, disséminées dans toute la région, tout le pays, mais aussi à l’étranger, travaillent de manière autonome, et reversent des subsides à l’état-major qui se charge de définir les orientations stratégiques du cartel, de corrompre les instantes policières ou politiques de haut rang, d’arbitrer les conflits internes ou externes, et d’assurer ainsi la stabilité, la sécurité et la pérennité économique de l’ensemble de ses membres… Si le cartel génère des revenus qui se comptent en milliards, ce n’est pas uniquement grâce aux produits cultivés ou fabriqués sur place, mais aussi grâce à ceux qui transitent par le Mexique, et notamment la cocaïne en provenance essentiellement de Colombie…

Les trois premiers articles de l’enquête nous invitent à suivre Bertrand Monnet, professeur à l’Edhec et spécialiste de l’économie du crime, dans ses pérégrinations au coeur même du cartel de Sinaloa… Son premier récit d’aventure, car c’est bien ainsi que l’article est rédigé, sera consacré au suivi de la fabrication de l’héroïne issue de l’opium, cette pâte brunie par le soleil et transformée chimiquement dans des laboratoires clandestins sauvages. Du cultivateur de pavot au chimiste, tous sont aux ordres du cartel et font ainsi vivre leur famille bien mieux que s’il s’agissait d’autres cultures ou d’autres produits transformés. Chacun y trouve son compte. Les agriculteurs et petites mains gagnent suffisamment bien leur vie, au regard du revenu moyen, pour poursuivre leurs activités et se faire discret, mais suffisamment peu pour enrichir considérablement les derniers maillons de la chaîne, à savoir les chefs de réseaux. Bien entendu, les risques de confrontation avec l’armée mexicaine, bien moins corrompue, semble-t-il, que la police, ne sont pas négligeables. Se mettre alors sous la protection du Saint patron des bandits, à savoir Jésus Malverde, mort en 1909, mais auxquels les “narcos“ vouent un culte persistant, n’est pas de trop pour les compagnons de route de Bertrand Monnet… Le professeur de l’Edhec tente, en faisant le tour du propriétaire, d’en savoir un peu plus sur les étapes de fabrication et de commercialisation de l’héroïne, produit très rentable dont la disponibilité croissante suit la demande américaine depuis le début de la crise des opioïdes… Le deuxième récit de notre aventurier téméraire, sera consacré, entre autres, à un produit que le cartel fabrique aussi lui-même, à savoir la méthamphétamine, ou crystal meth, stimulant plus puissant que la cocaïne et qui n’a pas attendu la série télévisée Breaking Bad pour solliciter les narines, le gosier, les veines ou les poumons des Américains. Le produit n’est pas si compliqué à produire si l’on a en main les ingrédients nécessaires à sa fabrication…  Pour que le business du cannabis, de l’héroïne et de la méthamphétamine, mais aussi des produits qui ne font que transiter dans le pays et dont nous parlerons plus bas, soit florissant, trois “départements“ sont essentiels : celui de la sécurité, celui de la logistique et de l’approvisionnement des précurseurs chimiques, et enfin celui bien entendu de l’acheminement sur les points de vente et de la commercialisation du produit final. L’obstacle le plus important, au-delà des missions militaires d’éradication des cultures et du démantèlement des laboratoires sauvages, c’est celui de la concurrence entre cartels. Celle-ci est exacerbée depuis que le narcotrafic n’est plus aux mains d’une seule organisation mais d’un nombre croissant de cartels ou groupes armés plus moins importants. La violence, désormais inhérente à une répartition loin d’être convenue des places de contrôle du trafic, ne fait que grandir et alimente tous les jours un peu plus les fosses communes pour les plus pauvres des narcotrafiquants morts au combat, ou les mausolées luxueux des grands chefs… Le troisième récit de Bertrand Monnet tente, lui, de décrypter les mécanismes économiques de deux produits que les Mexicains ne fabriquent pas sur place, ou qu’ils transforment à peu de frais, à savoir la cocaïne et le fentanyl, produits particulièrement rentables. La cocaïne vient essentiellement de Colombie et n’est que conditionnée au Mexique pour être envoyée au plus vite en Amérique du Nord, mais aussi dans le reste du monde. Le fentanyl est un opioïde, qui se présente en poudre ou comprimés. Ses précurseurs sont importés de Chine ou d’Inde, et combinés dans des laboratoires mexicains pour fabriquer à grande échelle la molécule active du fentanyl vendue seule ou coupée avec l’héroïne acheminée aux Etats-Unis… Ce troisième récit du professeur de l’Edhec, spécialiste de l’économie du crime, s’intéresse aussi bien sûr au blanchiment des sommes d’argent en liquide considérables entre les mains des big boss du trafic qui savent comment investir et profiter des méandres et fragilités des systèmes financiers pour pénétrer l’économie légale. L’article se termine sur l’idée que se fait l’accompagnateur mexicain du professeur de l’avenir commercial du cartel de Sinaloa, avenir qu’il situe en Europe, un marché qui a encore de beaux jours devant lui, contrairement au marché nord-américain saturé et moins sécurisé…

Le deuxième grand volet de cette enquête particulièrement approfondie est le fruit du travail d’un groupement de journalistes de terrain qui sont allés voir de plus près ce qui se tramait dans les arcanes du pouvoir et dans ses connections avec le narcotrafic, au risque d’y laisser leur vie. Une série de sept articles sont publiés dans Le Monde, en partenariat avec le collectif Forbidden Stories, et complètent sur certains sujets le récit de Bertrand Monnet… L’un des articles revient sur l’assassinat en 2012 de Regina Martinez, une journaliste de 52 ans qui enquêtait sur les liens entre d’anciens hauts fonctionnaires corrompus de l’état de Veracruz sur le Golfe du Mexique et des membres du cartel de Los Zetas. Elle enquêtait aussi sur d’immenses fosses communes dans la région. Malheureusement, cette journaliste n’est pas la seule à avoir été victime de la barbarie générée par le narcotrafic. Des dizaines de journalistes ont été tués par des sicario, tueurs à gage payés par les cartels pour faire taire les fouineurs indésirables… Si la violence est aussi présente sur les terres des cartels mexicains, en nombre, c’est que les armes circulent elles aussi en nombre. D’après une enquête menée par plusieurs ONG, les fabricants américains, mais aussi européens, ne semblent pas très regardants sur la destination de leurs produits, instruments de mort bien plus efficaces et rapides que les stupéfiants… Les armes à feu, la police sait aussi s’en servir au risque qu’elles se retournent contre elle. D’autres outils, d’espionnage cette fois-ci, des outils de surveillance et d’appréhension de plus en plus sophistiqués comme des logiciels espions, des brouilleurs de communications ou des systèmes d’écoutes sont également entre les mains de la police, mais peuvent faire l’objet d’abus et servirent dans le même temps les cartels. Cette problématique est l’objet d’un des écrits du collectif Forbiden Stories… Un autre article revient, lui, sur les laboratoires clandestins de fabrication de méthamphétamine qui commencent à proliférer sur le sol européen et notamment aux Pays-Bas où les cartels mexicains ont su envoyer leurs chimistes, et ce en partenariat avec le banditisme local. Un certain nombre de laboratoires ont été découverts et démantelés ces dernières années, ce qui laisse à penser que la fabrication et la commercialisation de la méthamphétamine sont en train d’accompagner celle d’amphétamine et de MDMA, en profitant des infrastructures et des réseaux déjà existants. Le marché européen de ces drogues de synthèse est donc bien la cible des cartels mexicains qui savent se mettre en cheville avec des narcotrafiquants locaux d’envergure, et utiliser les failles du système pour tenter de blanchir l’argent récolté illégalement… Cette problématique du blanchiment est abordée au cours d’un entretien réalisé avec Anne-Sophie Coulbois, chef de l’Office Central pour la répression de la grande délinquance financière. La France est aussi concernée bien évidemment par cette gestion des flux de numéraires. Trois grandes constantes sont identifiées ici par Anne-Sophie Coulbois pour blanchir ces fonds : le transport physique d’espèces, comme c’est le cas pour les produits ; la transformation de ces espèces grâce à l’acquisition de biens facilement exportables ; la remise des liquidités à des fraudeurs fiscaux ou entrepreneurs ayant recours au travail dissimulé, personnalités qui versent alors sur le compte d’un banquier occulte la somme équivalente. Le système est rodé et fait les beaux jours d’intermédiaires discrets qui sont donc partie prenante de la chaîne bien huilée du narcotrafic sans en avoir l’air…

Gageons que beaucoup d’encre coulera encore à propos de ce narcobusiness, marché particulièrement lucratif où tant d’acteurs, avec plus ou moins d’envergure, sont impliqués. Tenter de le déstabiliser n’est pas une mince affaire, et si les nouvelles politiques de légalisation essaient tant bien que mal de réduire la taille du gâteau, ce dernier reste entier et bien crémeux, et chacun des invités autour de la table y trouve encore son compte… 

Thibault de Vivies
(Cet article sera publié dans le numéro 18 de la revue DOPAMINE – www.revuedopamine.fr)