Depuis plusieurs années, notre société vit une véritable prise de conscience au sujet de l’alimentation. Le manger sain se propage partout, y compris sur nos écrans : publicités, réseaux sociaux… Devenus un enjeu de communication clé, nos fils d’actualités Instagram sont rythmés par les avant/après des Fitgirls qui partagent leurs habitudes alimentaires et sportives.
Mais alors, quelles peuvent être les conséquences de cette obsession pour l’alimentation saine ? Existe-t-il des effets pervers à cette recherche d’idéal alimentaire ? Où se situe la frontière entre symptômes anorexiques et régime alimentaire « sain » ?
Steve Bratman en 1997 s’était déjà penché sur la question et avait défini ce comportement alimentaire sous le terme « d’orthorexie ». Il s’agit d’un ensemble de pratiques alimentaires, caractérisé par la volonté obsessionnelle d’ingérer une nourriture saine et le rejet systématique des aliments perçus comme malsains.
Ces conduites, pourtant d’apparence équilibrées, ont des répercussions délétères au point que cela occupe une grande partie du quotidien : adoption de règles alimentaires rigides, préoccupations récurrentes et persistantes liées à l’alimentation, complications médicales ou psychologiques, grande détresse et altération du fonctionnement social, familial, professionnel (Dunn & Bratman, 2016).
Cela dit, l’orthorexie n’est, à ce jour, pas reconnue scientifiquement comme un Trouble des Conduites Alimentaires (TCA).
C’est dans ce contexte que Dajon et Sudres (2021) se sont intéressés à explorer le profil orthorexique en lien avec les symptômes des TCA. Leur recherche avait également pour objectif d’affiner le profil des individus ayant des symptômes orthorexiques afin de mieux comprendre ce trouble.
Ces auteurs ont comparé les scores d’individus tout venant à ceux ayant actuellement un TCA et ceux ayant eu un TCA par le passé sur différentes dimensions : symptômes orthorexiques, symptômes TCA, flexibilité mentale, attitudes environnementales et estime corporelle.
Les résultats révèlent une proportion importante d’individus orthorexiques parmi ceux ayant actuellement un TCA (42,3 %), contre 20 % chez ceux ayant eu un TCA par le passé et 4,5 % chez les tout-venants.
On peut également observer des différences en ce qui concerne l’explication donnée au style alimentaire issu de l’agriculture biologique et pauvre en sucre. En effet, les personnes vivant un TCA ont plutôt tendance à justifier ce mode d’alimentation par « goût et préférence » ainsi que pour « perdre du poids ». À l’inverse, les personnes ayant eu un TCA par le passé et les tout-venants justifient cette alimentation pour le « bien de leur santé » mais également par « goût et conviction ».
Dès lors, on peut s’intéresser à la raison précise pour laquelle ces individus consomment bio ? Est-ce par convictions écologiques ? Ou par souci de manger sainement ?
Les résultats révèlent que les attitudes environnementales ne sont pas liées aux problématiques TCA ni au profil orthorexique. Cela confirme donc bien que les personnes vivant un TCA, ou une orthorexie, n’adoptent pas ces conduites par conviction écologique, mais bien par souci de « manger sain ».
D’autre part, dans leur étude Dajon et Sudres (2021) n’ont pas trouvé de lien entre estime corporelle et symptômes orthorexiques. Néanmoins, les individus ayant actuellement un TCA sont ceux qui rapportent des scores d’estime corporelle les plus faibles. Or, pour rappel, 42,3% des personnes ayant un TCA actuellement rapportent des symptômes orthorexiques. Cela met en lumière l’insatisfaction corporelle et le mal-être que vivent les individus ayant un TCA et des symptômes orthorexiques.
Par ailleurs, les faibles capacités de flexibilité mentale sont caractéristiques de l’anorexie. Cela signifie que les personnes en situation d’anorexie ont des difficultés à passer d’une tâche cognitive à une autre, ou d’un comportement à un autre. Dans cette recherche, les auteurs ont relevé que les personnes ayant actuellement un TCA avaient des scores plus faibles que les autres sur cette dimension. Or, ce sont également ceux qui présentent le plus de symptômes orthorexiques. En somme, les personnes TCA et orthorexiques vont préférer suivre une conduite désagréable ou inadaptée plutôt que de changer leur comportement.
Jusqu’à présent, une des principales différences entre anorexie et orthorexie concernait le désir de minceur (Goutaudier et Rousseau, 2019). Présente dans l’anorexie, mais pas dans l’orthorexie, la recherche de minceur a également été évaluée dans cette étude. Les auteurs ont observé que chez tous les individus interrogés, plus il y a de symptômes orthorexiques, plus il y a une poursuite de la minceur. Cela signifie que l’orthorexie, tout comme l’anorexie, entraîne un désir de minceur.
Ces constats confirment le chevauchement entre anorexie et orthorexie. Ce trouble présent dans le monde occidental peut être appréhendé de différentes manières. Ainsi, il peut représenter :
Une porte d’entrée dans les TCA
Un mécanisme d’adaptation plus socialement acceptable que le TCA passé
Le masque d’un TCA débutant
Il convient donc de s’intéresser à ce style alimentaire émergent afin d’investir le champ des possibles concernant sa compréhension et de permettre le développement de la prévention et des interventions en matière d’alimentation.
Par Valentin Flaudias et Emma Damase
Références bibliographiques :
Bratman, S. (1997). The health food eating disorder. Yoga Journal, 42, 50.
Dajon, M., & Sudres, J. L. (2021, February). Orthorexie et troubles des conduites alimentaires: spécificité d’un profil?. In Annales Médico-psychologiques, revue psychiatrique. Elsevier Masson.
Dunn, T. M., & Bratman, S. (2016). On orthorexia nervosa: A review of the literature and proposed diagnostic criteria. Eating behaviors, 21, 11-17.
Goutaudier, N., & Rousseau, A. (2019). L’orthorexie: une nouvelle forme de trouble des conduites alimentaires?. La Presse Médicale, 48(10), 1065-1071.