“SanPa - Une cure au purgatoire“, 
une série documentaire de Gianluca Neri
 diffusée sur Netflix

Une série documentaire de Gianluca Neri diffusée sur Netflix

Opiacés

Jusqu’où peut-on aller pour tenter de sortir des héroïnomanes d’un processus addictif ? A la fin des années 70, Vincenzo Muccioli, le fondateur de la communauté de San Patrignano, située dans la région de Rimini au Nord-Est de l’Italie, ne s’est pas posé cette question bien longtemps. Il était prêt à “sauver“ ses pensionnaires, si besoin sous la contrainte… La communauté, comme tant d’autres à cette époque, est née sur un constat d’abandon de la problématique de l’accompagnement et du soin par un gouvernement italien visiblement impuissant. Ses méthodes se sont, elles, bâties sur la diabolisation de drogues comme l’héroïne ou la cocaïne et sur l’identification d’un “fléau“ sanitaire et social qu’il fallait par tous les moyens combattre… La réputation de San Patrignano s’est construite avec le temps sur la personnalité de Vincenzo Muccioli, cet homme à la carrure imposante et au charisme puissant à la hauteur de son désir d’accueil sans limite. La communauté comptait, à la mort de son fondateur, en septembre 1995, plus de deux mille résidents… La série documentaire qui nous est proposée ici retrace en cinq épisodes, la construction et le développement de cette communauté thérapeutique, mais aussi et surtout le parcours d’un homme aux méthodes controversées, mais qui resta jusqu’à la fin de sa vie particulièrement populaire malgré toutes les affaires judiciaires auxquelles il fut mêlé et l’état d’esprit pernicieux qu’il insuffla sous couvert de libération des usagers du “mal“ qui les rongeait. Mais reprenons les choses à leur commencement…

Ce qui était au départ une ferme et un élevage dirigés par Vicenzo et ses collaborateurs, finit par accepter d’accueillir gratuitement des hommes et des femmes prêts à abandonner leurs usages pour s’installer là et donner un coup de main dans une ambiance semble-t-il familiale et conviviale. La communauté accueille tout le monde sans distinction d’appartenance religieuse ou politique. L’Italie est confrontée à ce moment-là de son histoire, comme d’autres pays d’Europe, à une vague sans précédent de consommation d’héroïne associée à un nombre d’overdoses qui allait grandissant. Toutes les couches de la population sont touchées. Le trafic prolifère alors sur une demande constante et croissante, et les héroïnomanes sont arrêtés en masse. Les juges proposent alors une alternative à la prison, à savoir le placement dans une communauté thérapeutique pour un sevrage “à la dure“ si nécessaire. Et cette communauté peut être San Patrignano…

Les remèdes “puissants“ que Vincenzo Muccioli met en avant, sont simplement alors « L’amour, la confiance et la compréhension sans jugement ». Le travail bénévole à la ferme est présenté comme un outil de réinsertion. La communauté offre le gîte et le couvert, ad vitam aeternam. Le patriarche fuit les traitements de substitution disponibles à l’époque et les condamne même. Les médicaments, au même titre que leurs prescripteurs, à savoir les psychiatres, sont bannis par un homme sûr de lui et convaincu que seules ses méthodes sont efficaces pour lutter contre les addictions. Les symptômes du manque sont soignés par des tisanes, des massages, ou de l’acuponcture, mais aussi et surtout avec beaucoup d’écoute et d’amour. L’accompagnement se fait aussi par l’intermédiaire des pairs. Les responsabilités des uns et des autres se construisent avec le temps dans la ferme. La hiérarchie s’établit dans la confiance réciproque. Les anciens accueillent les nouveaux, les guident, leur répartissent quotidiennement les tâches. Ces nouveaux grandiront et formeront à leur tour de nouveaux pensionnaires… La communauté grandit ainsi considérablement et prend de plus en plus de place dans le village. Mais les rangs des ennemies grandissent par la même occasion. On reproche à Vincenzo sa personnalité forte et jugée trouble. On ne sait pas vraiment ce qui se passe dans cette ferme, alors les fantasmes et les mythes vont bon train… 

Au début de l’aventure, le cadre était relativement assez souple, d’après du moins le récit d’anciens pensionnaires, même si cette souplesse était discrétionnaire et conditionnée au bon vouloir du maître des lieux. Celles et ceux qui se comportaient bien pouvaient sortir. Mais ils en profitaient souvent pour consommer. Alors ils ont fini par demander à Vincenzo Muccioli, qu’ils considéraient comme un guide, voire un dieu, de les empêcher de sortir, pour éviter les tentations. Alors, en bon père de famille, puisque c’est ainsi qu’il se présente, cet homme qui en impose commence à mettre en place un mode de fonctionnement qui fut sa marque de fabrique : quiconque décide de fuir sera pourchassé, ramené de gré ou de force au bercail, et mis à l’isolement. Le cadre se durcit au fur et à mesure que la communauté grandit. Les règles, très restrictives sont légion. Elles ne sont pas écrites, mais transmises oralement des anciens aux nouveaux. Les hôtes deviennent des esclaves, qui travaillent sans salaire, n’ont plus de droit, plus de papier. Travail, discipline et omerta sont les maîtres-mots. Les lettres qui entrent et qui sortent sont toutes lues, et écartées si elles contiennent des revendications ou des demandes de départ… Les dérives commencent dès ce moment-là, sous concert de consentement a priori des usagers et de dévouement au patriarche…

La première arrestation de Vicenzo Muccioli et de son équipe a lieu fin octobre 1980 suite à la séquestration pendant une quinzaine de jours d’une jeune femme qui finit par s’échapper et porter plainte. On découvre alors que d’autres jeunes étaient en fait enchaînés dans un chenil, un poulailler ou une cave dans des conditions considérées comme dégradantes et hygiéniquement condamnables… Mais à la suite de l’arrestation de l’équipe dirigeante, les pensionnaires ne veulent pas quitter les lieux et reprennent les choses en main. Le soutien moral et public des familles d’usagers, et ce malgré les accusations graves qui pèsent désormais sur les méthodes d’accueil, perdure. Des personnalités comme les Moretti, une famille ayant fait fortune dans le pétrole, aident même financièrement la communauté qui tient bon… Vincenzo Muccioli est finalement libéré après un an de détention, avec la promesse d’abandonner toute séquestration. Le juge ordonne aussi que l’on bloque les admissions pour limiter les risques de coercition. Mais c’est sans compter sur la personnalité jusqu’au-boutiste du patriarche. Les ordonnances du juge ne sont pas respectées… En 1982, la communauté compte 280 membres. On valorise encore l’enfermement et la violence pour contraindre les usagers. On pense que c’est toujours mieux que l’anesthésie médicamenteuse. La maltraitante est justifiée par le concept de moindre mal. La confusion entre l’image du père et celle du thérapeute est criante. Mais Vincenzo Muccioli défend l’idée que c’est justement cette image paternelle et les rapports filiaux qui vont de pair qui sont l’essence même de la thérapie… Le juge d’instruction décide alors de reprendre les choses en main. En 1984, le procès pour séquestration s’ouvre. Il fait curieusement exploser la popularité de Vincenzo Muccioli et de la communauté. L’homme est invité sur les plateaux télé, et même glorifié. Une grande partie de la population défend ses méthodes et donc la séquestration et les chaînes, nécessaires et efficaces de leur point de vue, et bien plus souples que celles de l’addiction à l’héroïne, disent-ils. Ces chaînes ne sont pas présentées comme une méthode, mais comme le traitement approprié d’une situation d’urgence, donc exceptionnelle. Soigner le mal par le mal en quelque sorte. La question se pose alors : « Ici, à Rimini, le tribunal doit définir jusqu’où peuvent aller les méthodes pour sauver les jeunes de l’emprise de la drogue »… Face à des institutions démunies, dont on considère qu’elles ne font ni le poids ni le job, Vincenzo Muccioli et la communauté sont défendus par des journalistes et des personnalités médiatiques de choix… Une première condamnation en 1985 n’entame pas la popularité de Vincenzo Muccioli, et lors du procès en appel deux ans plus tard l’homme est acquitté sur la base qu’un thérapeute peut agir contre la volonté d’un usager puisqu’elle est chez lui inexistante ou sous influence. Vincenzo Muccioli peut donc désormais poursuivre ses méthodes thérapeutiques déviantes en toute impunité…

Le sida s’invite tragiquement dans la partie et le nombre de pensionnaires explose. En 1988, le nombre s’élève à 882. Un hôpital est créé dans la communauté pour accueillir les sidéens. Tous les traitements médicamenteux les plus expérimentaux sont testés sur des pensionnaires qui deviennent alors des cobayes. En 1985, un test collectif est effectué et établit que deux personnes sur trois sont contaminées… Au fur et à mesure que la communauté s’étend, avec des arrivants toujours plus nombreux, prêts à faire la queue plusieurs heures, jours ou semaines devant l’entrée pour y être admis, la toute-puissance de Muccioli grossit. Il a ses chouchous, un cercle resserré a ses faveurs. Le chef est de moins en moins présent car il est invité un peu partout. En quête de bienfaiteurs, l’institution finit par privilégier l’entrée d’enfants de personnalités connues qui peuvent alors soutenir la communauté… En 1993, la communauté compte plus de 2000 personnes. Quand le chef n’est pas là, ce sont les chefs de secteurs qui dirigent la communauté. La violence, structurelle et non plus circonstancielle, est alors associée à certains secteurs considérés comme des sections punitives. Le système de surveillance, de contrôle mis en place favorise les dérives violentes. Et personne ne peut vraiment l’ignorer dans la communauté, ni en dehors… Mais Vincenzo Muccioli est devenu une référence pour les autorités étatiques, et passe encore entre les gouttes…

Deux suicides, puis un meurtre, dans la communauté, meurtre pour lequel Vincenzo Muccioli sera condamné pour complicité à une peine de huit mois, mais avec sursis, n’entameront qu’à peine finalement la popularité du fondateur de San Patrignano. Quand il s’agit de lutter contre les addictions, les bourreaux ont vite fait de se positionner en protecteur inconditionnel des victimes. Tout est alors justifiable quand il s’agit de “sauver“ quelqu’un, surtout quand on a présenté l’usage de drogues comme un fléau et ses usagers comme irresponsables et incapables de savoir ce qui est bon pour eux… Le personnage de Muccioli restera tout de même controversé jusqu’à sa mort en septembre 1995, et encore aujourd’hui… 

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