On range depuis quelques années derrière le terme de « troubles cognitifs sévères liés à l’alcool » tout un ensemble de diagnostics autrefois disparates, comprenant les démences alcooliques, des syndromes lésionnels précis (syndrome de Korsakoff, syndrome de Marchiafava-Bignami, …), et des troubles divers. La définition actuelle comprend un trouble cognitif, cliniquement handicapant, survenant chez un patient alcoolodépendant depuis plusieurs années, vérifié par des tests neuropsychologiques, à distance du sevrage et des autres facteurs d’aggravation temporaire (Sachdev et al. 2014). Cela signifie que le diagnostic ne doit être porté qu’après plusieurs semaines de sevrage d’alcool, chez des patients abstinents, dont les carences notionnelles ont été corrigées,… et qui conservent des troubles cognitifs dans au moins deux domaines aux tests neuropsychologiques.
Ces troubles cognitifs persistants sont habituellement décrits comme acquis et stables, peu accessibles à la réhabilitation.
Mais le démembrement de cet ensemble hétérogène, qui commence tout juste à bénéficier des progrès dans la mise au point des biomarqueurs diagnostics, apporte des surprises de taille.
Ainsi, notre équipe vient de publier une étude qui peut changer notre conception de ce trouble (Azuar et al. 2021). Nous avons étudié un groupe de 73 patients adressés spécifiquement dans une filière « troubles cognitifs sévères liés à l’alcool », avec une histoire clinique tout à fait évocatrice (trouble de l’usage d’alcool ancien et sévère, déjà compliqué, avec près d’un quart des patients dénutris, 30 % présentant une neuropathie périphérique, 35 % une cirrhose, 20 % des antécédents de crise convulsive de sevrage, près de la moitié ayant eu une encéphalopathie de Gayet-Wernicke identifiable au début de la prise en charge et 10 % un delirium tremens). Tous conservaient des troubles cognitifs handicapants à plus d’un mois du sevrage d’alcool, et étaient évalués dans un contexte d’hospitalisation temps plein permettant de vérifier l’abstinence.
Ces patients ont tous bénéficié d’une imagerie cérébrale pour éliminer des diagnostics différentiels spécifiques et d’une ponction lombaire pour le dosage des biomarqueurs du liquide céphalo-rachidien.
Les résultats nous ont surpris. Nous avons identifié que 8 patients (11 %) avaient un profil de biomarqueurs permettant de diagnostiquer une maladie d’Alzheimer (protéine Aβ42 basse et protéines Tau et Tau phosphorylée pTau-181élevées). Par ailleurs, 20 patients avaient un profil de biomarqueurs anormal non-Alzheimer (27,4 %), avec un niveau anormal d’une seule de ces 3 protéines de façon isolée. Cela concernait en particulier les sujets ayant présenté une encéphalopathie de Gayet-Wernicke ou des crises d’épilepsie au début de la prise en charge. Enfin, 45 patients (62 %) avaient un profil normal des biomarqueurs du LCR.
Cette étude nous invite à tirer 3 enseignements.
Le premier est que la clinique est peu contributive pour le diagnostic de maladie d’Alzheimer chez des patients présentant un trouble de l’usage d’alcool. En cas de troubles cognitifs persistants, il faut aller au bout de la démarche diagnostique, car porter un diagnostic de maladie d’Alzheimer chez ces patients jeunes (60 ans en moyenne dans l’ensemble de l’échantillon) leur permet de bénéficier de la prise en charge dans des filières de soins spécifiques et d’anticiper la dégradation de leurs fonctions cognitives.
Le second est qu’il nous faut continuer à investir dans la recherche de biomarqueurs des différentes atteintes cérébrales (neuronales, axonales, synaptiques, gliales) liées à la dépendance à l’alcool, à la toxicité des sevrages répétés, et aux facteurs associés, afin de pouvoir décrire et à terme empêcher l’apparition des troubles cognitifs liés à l’alcool.
Le troisième enseignement est qu’il nous faut sans doute durablement réviser notre vision du diagnostic des troubles cognitifs liés à l’alcool. Il nous a été enseigné de façon catégorielle comme une série de diagnostics différentiels : la présence de signes cliniques ou neuropsychologiques spécifiques signait une atteinte particulière qui excluait les autres diagnostics. Nous devons aller de plus en plus vers une approche dimensionnelle où un même patient, avec sa réserve cognitive initiale, cumule des dimensions de lésions neuronales liées à l’alcool, mais aussi de lésions axonales liées aux sevrages répétés, avec des atteintes vasculaires ou des séquelles de traumatisme crânien, avec parfois une maladie neurodégénérative qui, dans ce contexte de vulnérabilités cumulées, devient symptomatique à un âge jeune.
Par Florence Vorspan
REFERENCES :
Sachdev PS, Blacker D, Blazer DG, Ganguli M, Jeste DV, Paulsen JS, Petersen RC (2014) Classifying neurocognitive disorders: the DSM-5 approach. Nat Rev Neurol 10:634–642. doi:10.1038/nrneurol.2014.181
Azuar J, Bouaziz-Amar E, Cognat E, Dumurgier J, Clergue-Duval V, Barré T, Amami J, Hispard E, Bellivier F, Paquet C, Vorspan F, Questel F. Cerebrospinal Fluid Biomarkers in Patients With Alcohol Use Disorder and Persistent Cognitive Impairment. Alcohol Clin Exp Res. 2021 Mar;45(3):561-565. doi: 10.1111/acer.14554.